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Une météorite déchira le firmament comme une flèche de feu. Sa traînée lumineuse subsista quelques instants avant de s’évanouir et il n’y eut plus que les étoiles. C’était là un rappel brutal : dans cent ans, Karellen continuerait encore à conduire l’humanité vers une destination qu’il était seul à connaître, mais dans quatre mois ce serait quelqu’un d’autre qui assumerait les fonctions de secrétaire général des Nations Unies. En soi, cette perspective laissait Stormgren indifférent, mais cela signifiait qu’il lui restait peu de temps pour élucider le mystère que dissimulait l’écran opaque – pour autant qu’il espérât le percer.

Il n’y avait que quelques jours qu’il avait osé admettre que le secret dont s’enveloppaient les Suzerains commençait à l’obséder. Jusque-là, sa confiance en Karellen avait chassé ses doutes, mais à présent, songeait-il non sans une certaine gêne, les protestations de la Ligue de la Liberté étaient en train de l’ébranler. Certes, toute cette propagande sur le thème de l’asservissement de l’Homme n’était rien de plus que de la propagande. Peu nombreux étaient ceux qui y ajoutaient sérieusement foi ou qui souhaitaient réellement revenir au bon vieux temps. Les Terriens s’étaient accoutumés au joug invisible de Karellen, mais leur impatience grandissait et ils auraient bien voulu savoir qui les dirigeait. Comment le leur reprocher ?

Bien qu’elle fût la plus importante, et de loin, la Ligue de la Liberté n’était pas la seule organisation hostile à Karellen – et, par conséquent, aux humains qui coopéraient avec les Suzerains. Les arguments et la ligne de conduite de ces différents groupes variaient considérablement. Certains adoptaient une attitude religieuse alors que d’autres ne faisaient qu’exprimer un sentiment d’infériorité. Ceux-là ressentaient, non sans raison, à peu près ce que les Indiens cultivés du XIXe siècle avaient sûrement ressenti en face de l’autorité impériale britannique. Les envahisseurs avaient apporté paix et prospérité à la Terre. Mais quelle serait la facture à payer ? Nul n’en savait rien. Les leçons de l’histoire n’étaient pas de nature à rassurer : en général, les contacts, si pacifiques fussent-ils, entre des races d’un niveau culturel très différent s’étaient soldés par l’élimination de la société la plus rétrograde. Les nations, comme les individus, risquent de perdre leur âme quand elles sont confrontées à un défi qu’elles ne peuvent relever. Et la civilisation des Suzerains, même sous ses voiles de mystère, constituait le plus grand défi qui s’était jamais posé à l’Homme.

Un faible déclic retentit dans la pièce attenante quand la téléreproductrice recracha le bulletin horaire du centre de presse. Stormgren s’en approcha et feuilleta sans entrain le fac-similé. La Ligue de la Liberté avait inspiré à un journal des Antipodes une manchette qui ne péchait pas par excès d’originalité : L’HOMME EST-IL DIRIGÉ PAR DES MONSTRES ? Prenant la parole lors d’une réunion publique tenue à Madras, le Dr C.V. Krishnan, président de la section orientale de la Ligue de la Liberté, disait le compte-rendu, a déclaré aujourd’hui : « L’explication du comportement des Suzerains est on ne peut plus simple : leur aspect physique est si étranger et si repoussant qu’ils n’osent pas se montrer aux yeux de l’humanité. Je mets le Superviseur au défi de me démentir. »

Stormgren repoussa le feuillet avec dégoût. Même si c’était vrai, cela comptait-il vraiment ? Cette théorie ne datait pas d’hier, mais elle ne l’avait jamais troublé. Il était convaincu qu’aucune forme biologique, quelque insolite qu’elle fût, ne finirait, le temps aidant, par être acceptée et peut-être même considérée comme belle. L’important, c’était l’esprit, pas le corps. Si seulement il parvenait à persuader Karellen de cette vérité, les Suzerains changeraient peut-être de politique. Ils étaient certainement deux fois moins hideux que les dessins dont les caricaturistes à l’imagination débordante remplissaient les journaux depuis leur arrivée sur la Terre !

Cependant, Stormgren avait conscience que ce n’était pas entièrement par considération envers son successeur qu’il souhaitait aussi ardemment que la situation se modifie. Il était assez honnête pour admettre que, en dernière analyse, sa principale motivation était simplement l’humaine curiosité. Il en était peu à peu venu à considérer Karellen comme une personne, et il ne serait satisfait que lorsqu’il aurait découvert quel genre de créature était le Superviseur.

Pieter van Ryberg fut étonné et un peu ennuyé, le lendemain matin, de ne pas voir le secrétaire général arriver à l’heure habituelle. Bien que Stormgren eût souvent des conversations avec beaucoup de personnes avant de s’enfermer dans son bureau, il laissait invariablement un mot dans ce cas-là. Et, comme par un fait exprès, plusieurs messages urgents l’attendaient. Van Ryberg téléphona à une demi-douzaine de services avant de renoncer à essayer de le localiser.

Vers midi, il commença à s’inquiéter et envoya une voiture au domicile de Stormgren. Dix minutes plus tard, il sauta en l’air en entendant un ululement de sirène. Un véhicule de police remontait Roosevelt Drive à tombeau ouvert. Il devait y avoir à son bord des amis des agences de presse car, alors même que van Ryberg regardait l’auto qui approchait, la radio annonçait au monde entier qu’il n’était plus simplement l’assistant du secrétaire général des Nations Unies, mais secrétaire général par intérim.

Si van Ryberg avait eu moins de soucis, les réactions de la presse internationale à la disparition de Stormgren l’aurait amusé. Depuis un mois, elle était divisée en deux camps bien tranchés. Dans l’ensemble, la presse occidentale approuvait le projet de Karellen visant à octroyer à tous les hommes le statut de citoyens du monde. Les pays de l’Est, en revanche, étaient en proie à une vague de nationalisme exacerbé, encore que, dans une large mesure, artificiel. Certains d’entre eux qui n’avaient accédé à l’indépendance que depuis une génération à peine se sentaient frustrés de leur victoire. On ne se gênait pas pour critiquer énergiquement les Suzerains. Après une période initiale placée sous le signe d’une prudence extrême, la presse avait bien vite constaté qu’elle pouvait en toute impunité se déchaîner contre Karellen avec autant de virulence qu’elle jugeait bon : il ne ripostait pas. À présent, elle se surpassait.

Si bruyantes qu’elles fussent, ces attaques, pour la plupart, ne représentaient pas l’opinion de la grande masse de la population. La surveillance des frontières qui allaient bientôt disparaître à jamais avait été renforcée, mais les soldats s’observaient avec une sympathie encore silencieuse. Les politiciens et les généraux pouvaient bien tempêter et fulminer à l’envi, les foules muettes qui attendaient comprenaient qu’un long et sanglant chapitre de l’histoire était en train de se clore – et ce n’était pas trop tôt.

Et voilà que Stormgren avait disparu, nul ne savait où. Le tumulte s’apaisa subitement quand le monde réalisa qu’il avait perdu en sa personne le seul Terrien que, pour des raisons qui échappaient à tous, les Suzerains acceptaient comme interlocuteur. On eût dit qu’une soudaine paralysie s’était emparée des commentateurs de la presse écrite et parlée. Mais dans ce silence, on entendait la voix de la Ligue de la Liberté protestant farouchement de son innocence.