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« Vous devez comprendre, lui dit-il. Je ne suis pas moi-même. »

Wang-mu parlait assez couramment la langue usuelle pour comprendre l’expression idiomatique. « Ça ne va pas aujourd’hui ? » Mais tout en disant cela, elle s’avisa qu’il n’utilisait pas cette expression dans son sens idiomatique.

« Je ne suis pas moi-même, répéta-t-il. Je ne suis pas vraiment Peter Wiggin.

— J’espère bien que non, dit Wang-mu. J’ai lu ce que l’on disait sur son enterrement quand j’étais à l’école.

— Je lui ressemble quand même, non ? » Il fit apparaître un hologramme au-dessus de son ordinateur. L’image pivota pour faire face à Wang-mu ; Peter se leva pour se placer à côté, prenant la même pose.

« Il y a une certaine ressemblance, admit-elle.

— Bien sûr, je suis plus jeune, dit Peter. Parce que Ender ne m’a plus revu depuis qu’il a quitté la Terre à… quel âge avait-il déjà, cinq ans ? Un avorton en tout cas. J’étais donc encore un enfant. C’est ce qu’il avait en tête lorsqu’il m’a fait apparaître comme ça.

— Pas comme ça, dit-elle. De nulle part.

— Pas vraiment de nulle part non plus. Toujours est-il qu’il m’a fait apparaître. » Il eut un rictus. « Je peux appeler les esprits des abîmes. »

Ces mots avaient un sens pour lui, mais pas pour elle. Sur La Voie, on attendait d’elle qu’elle soit une servante, elle avait donc été très peu éduquée. Plus tard, dans la maison de Han Fei-Tzu, ses talents avaient été reconnus, d’abord par son ancienne maîtresse, Han Qing-Jao, et plus tard par le maître lui-même. Grâce à eux, elle avait pu recevoir, de manière informelle, un minimum d’éducation. L’enseignement qu’elle avait reçu avait surtout été d’ordre technique, et le peu de littérature qu’elle avait apprise était celle du Royaume Intermédiaire ou de La Voie. Elle aurait pu citer à longueur de journée le fameux poète Li Qing-Jao, à qui sa maîtresse d’un temps devait son nom. Mais du poète qu’il venait de citer, elle ne savait rien.

« Je peux appeler les esprits des abîmes », répéta-t-il. Puis il modifia sa voix et sa gestuelle pour se répondre à lui-même. « Tout comme moi et tant d’autres hommes. Mais répondront-ils à votre appel ?

— Shakespeare ? » tenta-t-elle.

Il esquissa un rictus. Elle pensa aussitôt au sourire d’un chat jouant avec sa proie. « C’est toujours le meilleur choix lorsque la citation vient d’un Européen, dit-il.

— La citation est amusante. Un homme se vante de pouvoir appeler les morts. Mais l’autre lui fait remarquer que la difficulté ne réside pas tellement dans le fait de les appeler mais de réussir à les faire venir. »

Il s’esclaffa. « Vous avez une étrange conception de l’humour.

— Cette citation représente quelque chose à vos yeux, parce que Ender vous a rappelé du royaume des morts. »

Il parut surpris. « Comment le saviez-vous ? »

Elle eut un frisson d’angoisse. Était-ce possible ? « Je ne le savais pas, je disais cela pour rire.

— En fait, ce n’est pas tout à fait exact. Pas à la lettre, du moins, il n’a pas ressuscité les morts. Même s’il était persuadé d’en être capable si besoin était. » Peter lâcha un soupir. « Je suis mauvaise langue. Ce sont juste des mots qui me passent par la tête. Ils ne reflètent pas vraiment ce que je pense. Ils viennent d’eux-mêmes.

— Est-il possible que les mots vous passent par la tête sans que vous les formuliez à haute voix ? »

Il roula des yeux. « Je n’ai pas été formé pour la servilité, comme vous l’avez été. »

Telle était donc l’attitude de quelqu’un issu d’un monde d’hommes libres – se moquer d’une personne qui avait été bien malgré elle une servante. « Au cours de mon éducation, on m’a appris à garder les paroles blessantes pour moi-même, par simple politesse, dit-elle. Mais peut-être que pour vous il ne s’agit là que d’une autre forme de servilité.

— Comme je vous l’ai dit, Mère Royale de l’Ouest, la méchanceté sort de ma bouche sans que je puisse la contrôler.

— Je ne suis pas la Mère Royale, dit Wang-mu. Ce nom est une blague cruelle…

— Et seule une personne cruelle pourrait se moquer de votre nom. » Peter grimaça. « Mais on m’a donné pour nom celui de l’Hégémon. Je pensais que porter des noms complètement insensés était quelque chose que nous pouvions avoir en commun. »

Elle demeura assise en silence en se demandant s’il ne s’agissait pas là d’une tentative pour sympathiser.

« Il y a peu de temps que je suis au monde, dit-il. Cela se compte en semaines. J’ai pensé qu’il valait mieux que vous soyez au courant de ce détail me concernant. »

Elle ne voyait pas où il voulait en venir.

« Vous savez comment fonctionne ce vaisseau ? » dit-il.

Il passait du coq à l’âne. Pour la tester. Eh bien, elle en avait assez d’être testée. « Selon toute apparence, en restant assis à l’intérieur sous les yeux d’un inconnu malpoli, dit-elle. »

Il sourit et acquiesça. « Un prêté pour un rendu. Ender m’avait dit que vous n’étiez pas du genre à jouer les servantes.

— J’étais la fidèle servante de Qing-Jao. J’espère qu’Ender ne vous a pas menti à ce sujet. »

Il préféra ignorer sa façon de tout prendre au pied de la lettre. « Avec cependant une personnalité bien à vous. » De nouveau ses yeux la scrutèrent ; de nouveau elle sentit que son regard soutenu lisait à travers elle comme la première fois, sur la berge de la rivière. « Wang-mu, quand je dis que je viens à peine d’être créé, ce n’est pas une façon de parler. Je dis bien d’être créé et non de naître. Et la façon dont j’ai été créé est en étroit rapport avec la façon dont ce vaisseau fonctionne.

Je ne veux pas vous ennuyer à vous expliquer ce qui est déjà du domaine de votre compréhension, mais vous devez savoir ce que je suis – et non pas qui je suis – pour comprendre pourquoi j’ai besoin de vous ici. Je vais donc vous reposer la question – savez-vous comment fonctionne ce vaisseau ? »

Elle acquiesça. « Je crois que oui. Jane, l’être qui habite les ordinateurs, a une image extrêmement précise du vaisseau et de ceux qui se trouvent à l’intérieur. Les gens eux aussi possèdent leur propre image et savent qui ils sont et ainsi de suite. Elle déplace alors le tout du monde réel dans le néant, ce qui se fait en un rien de temps, puis le ramène à la réalité dans un endroit qu’elle a choisi. Ce qui se fait aussi en un rien de temps. Ainsi, au lieu d’avoir des vaisseaux voyageant pendant des années d’un monde à un autre, tout se passe en un clin d’œil. »

Peter acquiesça. « Excellent. À un détail près. Ce que vous devez comprendre, c’est que lorsque le vaisseau est Dehors, il n’est pas entouré par le néant. Il est en fait entouré d’un nombre incalculable d’airas. »

Elle détourna le visage.

« Vous ne comprenez pas ce que sont les aiúas ?

— Une façon de dire que tous les êtres humains ont toujours existé ? Que nous sommes plus vieux que les plus anciens dieux…

— En quelque sorte, oui. Seulement en ce qui concerne les aiúas du Dehors, on ne peut pas dire qu’ils ont une existence à part entière, du moins pas de la manière dont nous la concevons. Ils sont simplement… là. Et encore ce n’est pas tout à fait exact, puisqu’il n’y a pas de notion d’emplacement, pas d’endroit où ils peuvent se trouver, ils sont, tout simplement. Jusqu’à ce qu’une intelligence, quelle qu’elle soit, les appelle, leur donne un nom, les classe selon un ordre donné, et leur attribue une forme précise.