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— La glaise peut devenir un ours, dit-elle. Mais pas tant qu’elle demeure froide au fond du lit d’une rivière.

— Exactement. Et c’est ainsi qu’Ender Wiggin et plusieurs autres personnes, que vous n’aurez pas – espérons-le – à rencontrer, se sont retrouvés à faire le premier voyage Dehors. Ils n’avaient pas vraiment de destination précise. Le but de ce voyage était de rester assez longtemps Dehors, pour que l’une de ces personnes, une scientifique plutôt douée, experte en génétique, puisse créer une nouvelle molécule, extrêmement complexe, d’après l’image mentale qu’elle en avait. Ou plutôt l’image des modifications qu’il lui était nécessaire de faire dans un… enfin, passons, vous n’avez pas les connaissances nécessaires en biologie. Quoi qu’il en soit, elle a fait ce qu’elle devait faire, créer une nouvelle molécule, calloo caliay, le seul problème étant qu’elle n’était pas la seule personne à se livrer à l’acte créateur ce jour-là.

— L’esprit d’Ender vous a créé ? demanda Wang-mu.

— Involontairement. J’étais, dirons-nous, un tragique accident. Un effet secondaire malencontreux. Disons que tout le monde, et même tout, à vrai dire, était pris de frénésie créatrice. Voyez-vous, les aiúas se trouvant là-bas ont un besoin urgent d’être transformés en quelque chose. Des vaisseaux furtifs se créaient tout autour de nous. Toutes sortes de constructions fragiles, faibles, fragmentées et éphémères qui se construisaient et se déconstruisaient à chaque instant. Seulement quatre de ces constructions se sont révélées suffisamment solides. L’une de celles-ci était la molécule qu’Elanora Ribeira avait créée.

— Et vous faisiez partie des trois autres ?

— La moins intéressante, je le crains. La moins aimée et la moins importante. L’un des membres du vaisseau était un homme du nom de Miro. Il avait été mutilé à la suite d’un terrible accident quelques années auparavant. Le cerveau avait été touché. Parlant difficilement, maladroit de ses mains et boitant, il avait gardé en lui la précieuse et vivante image de ce qu’il avait été. Et à partir de cette vision parfaite de lui-même, un grand nombre d’aiúas se sont assemblés pour en reproduire une copie exacte, pas tel qu’il était à ce moment-là, mais tel qu’il avait été et tel qu’il voulait redevenir. Même sa mémoire avait été préservée – une copie parfaitement identique. Tellement parfaite qu’elle partageait avec lui la même répulsion envers ce corps mutilé. Ainsi, le nouveau Miro amélioré – ou plutôt la copie de l’ancien Miro, de parfaite constitution… bref, Miro se retrouvait là tel un reproche vivant de son double mutilé. Et devant leurs yeux, ce vieux corps rejeté s’est recroquevillé pour disparaître dans le néant. »

Wang-mu en eut le souffle coupé ; elle s’imaginait la scène. « Il est mort ?

— Non, tout est là, ne comprenez-vous pas ? Il était vivant. Son propre ailla – non les milliards d’aiúas qui composaient les molécules et les atomes de son corps, mais celui qui les contrôlait tous, celui qui était lui, ou plutôt son esprit – est tout simplement passé dans l’autre corps qui, lui, était parfait. C’était son vrai lui. Et l’ancien…

— N’était plus nécessaire.

— N’avait plus rien pour lui donner forme. Vous voyez, je suis convaincu que nos corps demeurent en place grâce à une forme d’amour. L’amour qu’éprouve l’aiúa majeur envers le puissant et glorieux corps lui obéissant, c’est ce qui donne au moi toute son expérience du monde. Même Miro, malgré toute la haine qu’il éprouvait envers son corps mutilé, devait quand même garder un semblant d’amour pour ce corps pathétique qui lui restait. Jusqu’à ce qu’il en ait un neuf.

— Et c’est là qu’il a changé de corps.

— Sans même se rendre compte du processus. Il a suivi son amour. »

L’histoire fantasque que Wang-mu venait d’écouter devait être vraie, car elle avait souvent entendu parler de ces aiúas dans des conversations entre Han Fei-Tzu et Jane ; après ce que venait de raconter Peter Wiggin, tout cela prenait un sens. Ce devait être vrai, ne serait-ce que parce que le vaisseau avait surgi de nulle part sur la berge de la rivière derrière la maison de Han Fei-Tzu.

« Vous devez certainement vous demander comment quelqu’un comme moi, si conscient d’être mal aimé et indigne de l’être, a pu être mis au monde.

— Vous l’avez déjà dit. C’est grâce à l’esprit d’Ender.

— L’image la plus vivante dans l’esprit de Miro était celle de sa propre personne, plus jeune, plus forte et en meilleure santé. Mais les images qu’Ender chérissait le plus étaient celles de sa sœur aînée Valentine et de son frère aîné Peter. Pas tels qu’ils sont devenus, cependant, étant donné que son vrai frère, Peter, était mort depuis longtemps – quant à Valentine, ayant accompagné son frère à chacun de ses séjours dans l’espace, elle est toujours vivante, mais le temps a passé et elle a vieilli. C’est une personne plus mûre. Une vraie personne. Et pourtant, dans ce vaisseau, alors qu’il était Dehors, il a créé une copie de sa sœur telle qu’elle avait été. Une jeune Valentine. Pauvre vieille Valentine ! Elle n’a pas pris conscience d’être vieille avant de voir cette version jeune d’elle-même, cet être parfait, cet ange né de l’esprit torturé d’Ender dès son enfance. Je dois avouer que c’est la victime la plus à plaindre de ce petit drame. Apprendre que votre frère garde une telle image de vous, au lieu de vous aimer pour ce que vous êtes… Bref, il est clair que la patience de la Vieille Valentine – elle déteste ce nom, mais c’est comme cela que tout le monde la voit, et qu’elle-même se voit, la pauvre –, il est clair que sa patience est vraiment mise à rude épreuve.

— Mais si la première Valentine est toujours vivante, qui est la nouvelle Valentine ? dit Wang-mu, perplexe. Qui est-elle vraiment ? Vous pouvez être Peter parce que le vrai Peter est mort et que personne ne porte son nom, mais…

— C’est étonnant, non ? Mais là où je voulais en venir, c’est que mort ou non, je ne suis pas Peter Wiggin. Comme je l’ai dit plus tôt, je ne suis pas moi-même. »

Il se renversa dans le fauteuil et fixa le plafond. L’hologramme qui planait au-dessus de l’ordinateur se tourna vers lui. Il n’avait pas touché aux commandes.

« Jane est avec nous, dit Wang-mu.

— Elle est toujours avec nous, dit Peter. C’est l’espion d’Ender. »

L’hologramme se mit à parler. « Ender n’a pas besoin d’espions. Il a besoin d’amis, s’il en trouve. Ou du moins, d’alliés. »

Peter tendit négligemment la main vers l’ordinateur pour l’éteindre. L’hologramme disparut.

Cet incident perturba Wang-mu. Comme si Peter venait de gifler un enfant. Ou de battre un serviteur. « Jane est une personne trop noble pour mériter un tel manque de respect.

— Jane est un programme d’ordinateur avec un défaut dans le disque dur. »

Il était d’humeur sombre, ce garçon qui était venu l’enlever à bord de son vaisseau spatial pour lui faire quitter La Voie. Mais quoi qu’il en fût, une fois l’hologramme disparu, elle comprenait ce qu’elle venait de voir. « Ce n’est pas uniquement parce que vous êtes si jeune et que les hologrammes de Peter Wiggin l’Hégémon sont ceux d’un homme mûr, dit Wang-mu.

— Quoi ? dit-il, d’un ton impatient. Qu’est-ce qui n’est pas quoi ?

— La différence physique entre vous et l’Hégémon.

— Et c’est quoi alors ?

— Il a un air… satisfait.

— Il a conquis le monde.

— Et lorsque vous aurez accompli la même chose, vous aurez cet air-là ?

— Je suppose que oui. C’est là le but de ma vie. C’est la mission pour laquelle Ender m’a désigné.