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— Ne me mentez pas. Au bord de la rivière vous m’avez parlé des terribles choses que j’avais accomplies au nom de mon ambition. J’étais ambitieuse, je le reconnais, j’avais désespérément besoin de m’élever au-dessus de ma modeste condition. J’en connais le goût, l’odeur, et je la sens sur vous. On dirait l’odeur du goudron un jour de chaleur. Oui, vous puez l’ambition.

— L’ambition aurait-elle une odeur ?

— Au point de me faire tourner la tête. »

Il sourit, puis toucha le joyau qu’il avait à l’oreille. « Rappelez-vous que Jane nous écoute, et qu’elle répète tout à Ender. »

Wang-mu se tut, mais pas parce qu’elle était mal à l’aise. Elle n’avait simplement plus rien à dire.

« Donc, je suis ambitieux. Mais c’est ainsi qu’Ender m’a imaginé. Ambitieux, retors et cruel.

— Mais je croyais que vous n’étiez pas vous-même… »

Une lueur de défi passa dans ses yeux. « Exact. » Il se détourna. « Désolé, Gepetto, mais je ne peux pas être un véritable petit garçon. Je n’ai pas d’âme. »

Elle n’avait pas bien saisi le nom qu’il avait prononcé, mais elle comprenait le mot âme. « Pendant toute mon enfance j’ai été conditionnée à accepter mon statut de servante. À ne pas avoir d’âme. Et puis un jour, on s’est aperçu que j’en avais bel et bien une. À ce jour, cela ne m’a pas rendue plus heureuse.

— Je ne suis pas en train de parler d’un quelconque concept religieux. Je parle de l’aiúa. Je n’en possède pas. Rappelez-vous ce qui est arrivé au corps mutilé de Miro lorsque son aiúa l’a abandonné.

— Mais vous ne tombez pas en poussière, vous avez donc bien un aiúa.

— Non, c’est lui qui m’a. Je continue à exister parce que l’aiúa, dont la volonté irrésistible m’a créé, continue de m’imaginer. D’avoir besoin de moi, de me contrôler, d’être ma volonté.

— Ender Wiggin ?

— Mon frère, mon créateur, mon bourreau, mon dieu, mon être même.

— Et la jeune Valentine ? Elle aussi ?

— Ah, mais elle, il l’aime. Il est fier d’elle. Il est content de l’avoir créée. Moi, il me déteste. Et pourtant c’est sa volonté qui me fait dire toutes ces choses déplaisantes. Lorsque je me montre sous mon côté le plus méprisable, souvenez-vous que je ne fais que ce que mon frère m’ordonne de faire.

— Ainsi, vous l’accusez de…

— Je ne l’accuse pas, Wang-mu. Je ne fais qu’exprimer la pure vérité. Sa volonté contrôle désormais trois corps. Le mien, celui de mon angélique et impossible sœur, et son propre corps de vieillard fatigué. Chaque aiúa de mon corps reçoit de lui ses ordres et sa place. Je suis, en tout état de cause, Ender Wiggin. Sauf qu’il m’a créé pour être l’acteur de toutes les pulsions qu’il craint et déteste en lui. Son ambition – oui, c’est en effet son ambition que vous pouvez sentir lorsque vous sentez la mienne. Son agressivité. Sa rage. Sa méchanceté. Sa cruauté. Ce sont les siennes, pas les miennes, parce que en ce qui me concerne, je suis mort, et de toute manière je n’ai jamais été comme ça, tel qu’il me voyait. La personne que vous avez devant vous est un déguisement, un leurre ! Je suis un souvenir corrompu. Un rêve méprisable. Un cauchemar. Le monstre sous le lit, c’est moi. Il m’a tiré du chaos pour être la terreur de son enfance.

— Dans ce cas, ne soyez rien de tel. Si vous ne voulez pas être ce que vous dites, ne le devenez pas. »

Il soupira puis ferma les yeux. « Puisque vous êtes si intelligente, pourquoi n’avez-vous pas compris un traître mot de ce que je viens de vous dire ? »

Elle avait pourtant bien compris. « Quelle est votre volonté, après tout ? Personne ne la voit. Vous n’entendez pas ses pensées. Vous ne pouvez savoir ce qu’est votre véritable volonté qu’après coup, quand vous faites le bilan de votre vie.

— C’est la blague la plus cruelle qu’il m’ait faite, dit Peter d’une voix douce, les yeux toujours fermés. Je passe ma vie en revue, et je n’y vois que les souvenirs qu’il a imaginés. Il a été arraché à notre famille lorsqu’il n’avait que cinq ans. Que peut-il savoir de moi ou de ma vie ?

— Il a écrit L’Hégémon.

— Ce livre. Oui, fondé sur les souvenirs de Valentine tels qu’elle les lui a racontés. Ainsi que les documents publics de mon extraordinaire carrière. Et bien sûr les quelques bribes de conversation entre Ender et mon double avant que je… qu’il disparaisse. Je n’ai que quelques semaines d’existence, et pourtant je peux citer Henri IV. Owen Glendower se vantant devant Hotspur. Henry Percy. Comment puis-je connaître cela ? Quand suis-je allé à l’école ? Combien de nuits blanches ai-je passées à lire de vieilles pièces de théâtre pour mémoriser des répliques entières ? Est-ce qu’Ender a fourni à ce corps toute l’éducation qu’avait reçue son frère ? Toutes ses pensées intimes ? Ender n’a connu le vrai Peter Wiggin que lors de ses cinq premières années. Les souvenirs que je possède ne sont pas ceux d’une vraie personne. Ce sont ceux qu’Ender pense que je devrais avoir.

— Il pense que vous devriez connaître Shakespeare, donc vous le connaissez ? demanda-t-elle, dubitative.

— Si seulement il ne s’agissait que de Shakespeare. Les grands écrivains, les grands philosophes. Si seulement il s’agissait là des seuls souvenirs présents en moi. »

Elle s’attendait à ce qu’il lui énumère la liste de ces souvenirs. Mais il se contenta de frissonner.

« Mais si Ender vous contrôle vraiment… alors vous êtes lui. C’est en cela que vous êtes vous-même. Vous êtes Andrew Wiggin. Vous avez un aiúa.

— Je suis le cauchemar d’Andrew Wiggin. Je représente le dégoût qu’il a pour lui-même. Je suis tout ce qu’il craint et déteste en lui. Voilà le scénario qu’on m’a donné. Et c’est celui que je dois suivre. »

Il serra le poing, puis écarta à demi les doigts, faisant de sa main une griffe. Le tigre à nouveau. Et l’espace d’un instant, Wang-mu eut peur de lui. Mais un instant seulement. Il relâcha ses doigts. Un ange passa. « Quel rôle votre scénario prévoit-il pour moi ?

— Je ne sais pas, dit Peter. Vous êtes très futée. Bien plus que moi, j’espère. Bien que je sois tellement imbu de moi-même que j’ai du mal à imaginer que l’on puisse être plus futé que moi. Un bon conseil m’est donc d’autant plus nécessaire que je ne pense pas en avoir besoin.

— Vous tournez autour du pot.

— Cela fait partie de ma cruauté. Je vous torture avec ma conversation. Mais peut-être suis-je censé aller beaucoup plus loin. Peut-être suis-je supposé vous torturer et vous tuer comme je me rappelle l’avoir fait jadis avec des écureuils. Peut-être suis-je censé traîner votre corps encore vivant dans les bois pour vous écarteler entre quatre arbres et vous découper en lamelles, guettant le moment où les mouches viendront pondre leurs œufs dans votre chair. »

Elle eut un haut-le-cœur en visualisant la scène. « J’ai lu le livre. Je sais que l’Hégémon n’était pas un monstre !

— Ce n’est pas le Porte-Parole des Morts qui m’a créé Dehors. C’était Ender, le petit garçon effrayé. Je ne suis pas le Peter Wiggin qu’il a si sagement décrit dans le livre. Je suis le Peter Wiggin qui lui donnait des cauchemars. Celui qui dépeçait les écureuils.

— Il vous a vu faire ça ?

— Non, pas moi, s’énerva-t-il. Et il n’a pas vu l’autre le faire non plus. C’est Valentine qui le lui a dit plus tard. Elle a trouvé le corps de l’écureuil dans les bois près de la maison de leur enfance à Greensboro, Caroline du Nord, dans le continent nord-américain, sur Terre. Mais cette image était si nette dans ses cauchemars qu’il a décidé de me la faire partager. Je vis avec ces souvenirs. Sur un plan intellectuel, je ne pense pas que le vrai Peter Wiggin ait été réellement cruel. Il était studieux et très cultivé. Il n’a eu aucune compassion pour l’écureuil parce qu’il ne ressentait rien pour lui. Ce n’était qu’un simple animal. Sans plus d’importance qu’une feuille de salade. Le découper ne lui semblait sans doute pas plus immoral que de préparer une salade. Mais ce n’était pas ainsi qu’Ender s’en souvenait, ce n’est donc pas ainsi que je m’en souviens.