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Lorsque je lis Deep River de Shûsaku Endô, je me sens étranger à ce monde. Ce qui a une résonance chez des lecteurs japonais, qui acquiescent en disant : « Oui, c’est bien vu, c’est comme ça pour nous », me paraîtra étrange, et je me dirai : « Ça se passe donc comme ça, c’est l’impression que ça donne ? » Est-ce que je ne trouve pas autant d’intérêt à lire un roman qui décrit l’ère contemporaine d’un d’autre ? Est-ce que je n’apprends pas autant d’Austen que de Tyler ? D’Endô que de Russo ? Les mondes de l’Étranger et de l’Autre ne sont-ils pas aussi importants pour apprendre ce que signifie être humain dans le monde qui est le mien ? N’est-il donc pas possible pour moi de créer un futur imaginaire qui puisse autant parler à des lecteurs contemporains que l’univers de ces écrivains dont « l’ère contemporaine » se situe à une autre époque ou dans un autre pays ?

Chaque univers est peut-être un produit de notre imagination, que l’on vive dedans ou qu’on l’invente. Peut-être qu’un autre Japonais trouvera Deep River aussi bizarre que moi, parce que Endô est lui-même différent des autres Japonais. Peut-être qu’un écrivain qui invente scrupuleusement un autre monde de fiction, crée inévitablement un miroir de sa propre époque, tout en créant un monde connu de lui seul. Ce ne sont que quelques détails insignifiants tels que des noms de lieux, des dates, et des personnes célèbres qui séparent un univers créé de toutes pièces comme Les Enfants de l’esprit et le « véritable » univers décrit dans Deep River. Ce qu’Endô a réussi et que j’espère accomplir est identique : donner au lecteur une impression de réalisme convaincant, tout en explorant chaque détail, en pénétrant la structure de cause et d’effet comme nous espérons tous le faire sans jamais y arriver dans le monde réel. La cause et l’effet sont toujours imaginés, même si nous nous efforçons de « créer une réplique de l’ère contemporaine ». Mais si nous l’imaginons correctement sans nous contenter « d’accepter » et « d’excuser » ce qui nous est donné par la culture environnante, ne sommes-nous pas en train de créer un junbungaku ?

Je ne pense pas que les outils que nous procure la science-fiction soient moins adaptés pour créer un junbungaku que ceux de la littérature contemporaine dite sérieuse, bien qu’en maniant ces outils nous ne les utilisions peut-être pas à leur meilleur avantage. Mais je me trompe peut-être ; mon propre travail n’est peut-être pas suffisamment bon pour démontrer ce qu’il est possible d’accomplir dans notre littérature. Une chose est sûre : la communauté de lecteurs regroupe autant de penseurs et d’explorateurs sérieux de la réalité que n’importe quelle autre communauté littéraire dont j’ai pu faire partie. Si une grande littérature demande un grand public, le public est là et tout échec est à mettre sur le compte de l’auteur.

Ainsi, je continuerai de tenter de faire du junbungaku, d’évoquer la culture contemporaine sous un déguisement symbolique ou artificiel comme le font tous les auteurs de science-fiction, consciemment ou non. Il appartient aux autres de décider si mon œuvre arrive à atteindre le degré de sérieux indiqué par Oe. Car quelles que soient les qualités de l’écrivain, il faut aussi un public pour recevoir son œuvre avant que le moindre changement ne s’opère. Je dépends d’un public énergique, en mesure de découvrir lui-même la douceur et la lumière, la beauté et la vérité, au-delà des compétences de l’artiste laissé à lui-même pour les créer.

FIN