Sache que ce câble qui achève son périple derrière le panneau me trouble. Je recrude d’attention, examine la plaque métallique en sentant grandir en moi la certitude qu’elle joue ici un rôle déterminant. Mon examen est à ce point poussé que j’en appelle à l’assistance d’une loupe de poche.
Au bout d’un temps que je laisse à ton appréciation, un sourire de triomphe modeste éclaire mon visage aristocratique.
Je me dis :
« Tu brûles, Antoine ! »
Puis, d’un index déterminé, j’appuie sur le point surmontant le nom de Brick. Il répond à ma pression et s’enfonce. Je le relâche ; le bistougnet reprend sa fonction de point sur un « i ».
Rien ne s’est produit. Le silence demeure entier comme un étalon.
Je rappuie à plusieurs reprises, mais zob !
Déçu, je me retourne et tu sais quoi, Benoît ? La trappe est ouverte sans que j’aie perçu le moindre glissement ! De quoi se la sectionner à ras le bide et se l’exposer au musée du chibre, non ? Mieux encore : de l’espace dégagé sort une clarté verdâtre comme dans les films de science-friction lorsqu’un extraterrestre ouvre sa soucoupe par une belle nuit d’été pour venir pisser dans le Morvan.
Assez terloqué, je m’approche de la cavité. J’aperçois une échelle de fer, genre Nautilus.
N’écoutant que mon imprudence, je m’engage dans cette espèce de trou d’homme.
Ma descente aux enfers commence.
14
PASSE AU SALON, ABSALON
Pourquoi « descente aux enfers » ?
Tu vas le savoir bientôt.
Je compte seize échelons avant de mettre pied à terre. Je me retourne alors et découvre un lieu aux murs de ciment brut, ne mesurant guère plus de cinq mètres sur quatre. Une rampe de néon teinté l’éclaire d’une lumière verdâtre, t’ai-je auparavant signalé.
Ce local est vide de tout meuble, car il n’est pas question de considérer comme étant un lit les deux couvertures gisant sur le sol rugueux.
Sur ces dernières : un tas sombre, informe.
A l’opposé de la pièce, un autre tas, clair celui-là. Je pressens du pire, que dis-je, du calamitesque ! Et, fectivement (peut également s’écrire en un seul mot : effectivement) ce que je découvre constitue un défi : à la raison, à l’imagination, à la condition humaine (entre z’autres).
Je hurlerais s’il y avait suffisamment d’oxygène dans mes soufflets.
Ne sais par quoi commencer. C’est tellement too much ! Tellement trop tout, comme je dis des fois. T’as beau être le plus grand romancier d’action de Bourgoin-Jallieu, y a des cas de fosse commune et de force majeure où t’es à court.
Par quel bout saisir ma description ? Des bouts, l’être nu qui gît à mes pieds en manque singulièrement. Il n’a plus de jambes, ne dispose que d’un seul bras. On lui a sectionné le sexe au ras du bas-ventre, et puis le nez, les oreilles. Poursuivant un examen qui ferait s’évanouir un tortionnaire gestapiste, je découvre que ces « restes » (pour appeler les choses par leur nom) sont privés de dents et qu’on a découpé les lèvres du gisant. L’homme continue de vivre.
Constatation épouvantable qui te propulse dans l’indicible. Il subsiste un regard dans cette abominable tête de reptile. Deux yeux fous, à demi fondus, qui regardent sans voir. Et cette « presque chose » respire encore. Elle mange : une écuelle contenant une nourriture mal identifiable est posée à côté de sa tête ; elle boit : j’avise une bouteille munie d’un chalumeau. Ce que j’ai pris pour des couvertures sont en réalité des toiles de bâche qu’on lave à l’occasion au moyen d’un jet (un rouleau de plastique se trouve dans un angle du local) et l’évacuation se fait par une grille de vidange logée au milieu de cette cage. C’est la gaine d’aération qui alimente l’endroit en air comestible.
Je prends la totalité de mon courage et me laisse tomber à genoux auprès de ces restes en vie.
— Vous m’entendez ? murmuré-je en mettant dans ma question toutes mes réserves de charité humaine.
J’ai usé de l’anglais ; suit un bout de silence et la bouche mutilée s’entrouvre pour proférer une longue plainte identique à celles qu’amplifiait le conduit d’aération.
— Je suis un ami, dis-je.
Mais l’homme en lambeaux émet un râle qui semble néanmoins avoir un sens.
— Vous comprenez l’anglais ? reprends-je. Cette fois c’est une sorte de grognement d’assentiment qui lui échappe.
Je remarque que l’individu saccagé a la peau blafarde. Les amputations qu’il a subies ont été réalisées par un homme de l’art, j’en ai la preuve par la qualité des moignons qui furent traités de manière professionnelle.
— Vous êtes arabe ? lui demandé-je.
Il me semble percevoir un yes escamoté.
J’ai dû souvent t’estomaquer par mes dons divinatoires, lesquels s’exercent dans les instants critiques, comme si je recevais alors le concours provisoire d’un sixième sens.
Me voilà à jacter, doucement, en articulant bien :
— C’est vous qui aviez dérobé le trésor Izmir au shah d’Iran ?
Un silence prolongé. J’ajoute :
— Vous pouvez me parler, je vais essayer de vous tirer de là. A quoi bon douter de moi puisque je représente votre ultime chance !
Nouveau temps. Puis « l’être » (je me refuse à l’appeler « la chose ») profère une seule syllabe qui, je l’espère, marque l’affirmation.
— C’est Ceauşescu qui vous a racheté le trésor, n’est-ce pas ?
Un autre son impossible à interpréter. Je tente de faire la converse à un tronçon d’homme, alors que tout mon esprit ne formule qu’une seule pensée : achever ce malheureux. Le délivrer enfin de l’enfer où il agonise. Dieu sait que je réprouve l’euthanasie, mais que peut-on souhaiter d’autre à ce reliquat d’individu ?
Le silence devient sifflant comme une ligne à haute tension qui gambade dans l’été.
— Oui, ne dites rien, murmuré-je. Vous en avez votre claque de cette sale histoire, mon ami. Des années et des années qu’on vous torture. Vous avez dit fatalement tout ce que vous saviez.
Il essaie de chuchoter quelque chose de difficile à entraver. Il me semble piger.
— Vous avez soif ? lui demandé-je.
Plainte qui, sans doute est approbatrice. J’approche le chalumeau de sa bouche sans dents ni lèvres et il avale de l’eau avec mille difficultés de déglutition. Comment cet homme a-t-il pu survivre si longtemps à ces abominables mutilations ?
Depuis des années il est en bute à la vindicte de Soliman Draggor. Mais peut-être que le prince a mis du temps à le retrouver.
Ah ! si je n’étais retenu par la pitié, j’en aurais à demander à cet être dévasté !
Quand il a fini de sucer la paille, il ferme les yeux. Je n’ai pas le courage de lui poser d’autres questions, ni celui — charitable — de mettre fin à son abominable agonie. Jamais je ne me suis trouvé confronté à un tel cas de conscience.
Histoire de rassembler mes esprits, je me relève et vais au second tas, à l’opposé du local souterrain.
Deux pas de moyenne importance me suffisent pour me permettre de capter ce nouveau pôle d’intérêt.
Là, le tournis me chope, si vertigineux que je vais m’écrouler.
Tu sais quoi ? Tu sais qui ?
Ma jolie, mon éblouissante, ma merveilleuse Polack, camarade ! Parfaitement, Armand : la choucarde collaboratrice de Son Altesse Moncul ! Krystyna, quoi !
Sa gorge est sectionnée d’une oreille à l’autre.
Quelle serait ta réac’ en pareil cas ? Tu gerberais, non ? Ben moi aussi, Riri. On n’est que des hommes, après tout !