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ÔTE TA CHEMISE, LOUISE

Au bout d’un instant de récupération partielle, je reviens au mort-vivant. Je lui découvre des milliers de points de piqûres sur les cuisses. Ce gazier reste en vie artificiellement, ou presque. Je suppose qu’il constitue un miracle du défunt docteur Ti-Pol. Le magot devait faire des prouesses pour le maintenir en état de semi-existence.

— Comment vous appelez-vous ? je lui demande.

Ma question paraît le surprendre ; elle déclenche dans sa pauvre tronche un processus de pensées. Il se dit que, si j’ignore son blase, c’est donc que je ne suis pas le complice du prince. Dès lors qu’il se peut, effectivement, que je me montre son allié à lui. Tu piges, Edwige ?

Il chuchote :

— Aroun Arlachi.

— Quelle nationalité ?

— Syrienne.

— Il y a longtemps que vous êtes prisonnier de Soliman Draggor ?

— Des années, je ne sais plus…

— C’est lui qui vous a mutilé ?

— Son docteur asiatique.

— Pourquoi vous a-t-il infligé ce martyre ?

— Vengeance.

Je te mets en clair cet interrogatoire, mais sache qu’il nécessite beaucoup d’efforts de sa part et de la mienne.

Le pauvre être est exténué. Je pense que, privé du toubib, il ne va plus tenir longtemps. En disparaissant, Ti-Pol l’a condamné à mort également.

— Combien étiez-vous pour voler le trésor du Shah ?

— Trois.

— Vos compagnons ?

— Morts.

— Le prince les a fait tuer ?

— Il les a supprimés de sa main. Cela a duré des jours.

Je me doute que ça n’a pas été une partie de campagne pour les malheureux.

— Et vous ? Pourquoi vous conserve-t-il en vie ? questionné-je, malgré ma honte de tourmenter l’agonie de cette épave d’homme.

L’autre a un vagissement. Ses yeux se sont fermés. J’attends. Va-t-il mourir devant moi ? Non, car au bout d’un temps infini, il chuchote :

— Il espère…

— Quoi ?

Nouveau silence. Puis je l’entends chuchoter :

— Vous voulez bien me tuer, s’il vous plaît ?

Quelle requête ! On me l’a formulée plusieurs fois au cours de ma garcerie de carrière, mais jamais en ces termes et avec une pareille humilité.

— Je vais essayer de vous sauver, promets-je sans trop y croire.

— Pas… possible ! balbutie-t-il.

Il supplie :

— Il faut me tuer, je n’ai pas eu ma piqûre et je…

Il s’évanouit. Sur le coup je le crois mort, mais ayant posé ma main sur sa poitrine, j’y perçois encore la fabuleuse présence de la vie. Je me dis que les instants que je suis en train de traverser marqueront mon existence pour toujours. Comment parviendrais-je à occulter de mon esprit cet agonisant ravagé ? Il n’est plus qu’un moignon, qu’un cœur obstiné qui s’acharne encore à oxygéner du sang dont le circuit est réduit au minimum.

En songeant au prince, je suis pris d’une haine mortelle. Je voudrais pouvoir détruire ce monstre à coups de talon. Mais existe-t-il une punition à la mesure de ses forfaits ? Il faudrait le cramer vivant, le jeter, hurlant, dans un brasier purificateur. Seulement, ensuite, ses cendres elles-mêmes demeureraient une insulte au genre humain. Rien ne se perd, rien ne se crée, hélas ! Et c’est bien là notre fatalité terrestre. Entiers ou résiduels, nous demeurons à tout jamais.

Me voilà bien, moi, dans cette grande boutique des horreurs où « quelqu’un » dont j’ignore tout sait qui je suis. Où le sous-sol recèle une femme égorgée et un homme mutilé à l’extrême. Je ne peux rien pour celui-ci, sinon mettre fin à son interminable agonie ; mais cette perspective m’est intolérable. Lorsque je bute, c’est toujours en état de légitime défense.

Penché sur Aroun Arlachi, je sonde ce visage effrayant. Je sens que des larmes me viennent. De pitié pour cette ravissante fille assassinée, pour cet homme supplicié au-delà du supportable. Pauvre diable, mon frère, quoi que tu aies fait de nuisible au cours de ta vie, tu en auras été puni au-delà du concevable.

Je baigne dans une détresse infinie, telle que je ne me rappelle pas en avoir connu de semblable. Je sens que si je ne m’arrache pas à cette fosse, je vais sombrer dans la plus grande neurasthénie.

Et puis, tu le sais : toujours l’inattendu se produit. En tout cas, dans mes livres c’est commak.

Il y a brusquement un bruit derrière moi. Volte du fameux Sana. Un individu dévale dans le local d’une manière particulière et, en tout cas, fulgurante. Il tient les montants de l’échelle de fer et se laisse glisser. Bonjour les paumes des mains !

Je m’apprête à lui bondir sur les endosses histoire de l’accueillir d’une clé japonaise, seulement il se retourne et je reconnais le minet du prince, le blond Boby. Il est en robe de chambre de velours blanc ornée, à l’emplacement de la poitrine, d’un motif doré. Comme il est apparemment sans arme, je retiens le crochet du droit qui était déjà en partance pour son gracieux menton. Mon expression doit rester belliqueuse cependant car il me dit, en français avec son plus émouvant sourire :

— Ne soyez pas inquiet, mister San-Antonio, nous travaillons pour une même cause.

Là, il m’éberlue, le gamin. Si tu savais comme il est beau, blond et bronzé dans ce peignoir blanc ! Je pige que tu te l’entreprennes quand tu as viré ta cuti. C’est franchement du giton de toute première qualité.

— Je vous croyais parti avec Monseigneur ? fais-je.

— J’ai prétexté une indisposition et j’ai rebroussé chemin en taxi.

Il continue de me sourire ; je suis frappé soudain par l’intelligence de ce gracieux visage. Quand il folâtrait nu entre les mains de Soliman, je ne m’étais pas intéressé à son regard ; probablement d’ailleurs le gardait-il « en codes ». A cet instant de confrontation, le garçon se dévoile « de l’intérieur ».

— C’est vous qui m’avez téléphoné en m’appelant par mon nom ?

— Yes, sir : je voulais vous inciter à la plus grande prudence.

— Je suppose que vous allez me fournir quelques explications, lui dis-je, car j’ai une sainte phobie de me sentir idiot.

— Certainement. Mon nom est Robert Windsor, mais je ne suis pas apparenté à la famille royale britannique pour autant ; je travaille dans une branche plus ou moins secrète de l’Intelligence Service.

— A votre âge !

— Je sais que je fais très jeune, cependant je vais sur la trentaine, mon cher.

— L’homosexualité conserve ! lancé-je-t-il perfidiquement.

Il ne sourcille pas et garde son lumineux sourire.

— Je suis moins gay qu’il n’y paraît, mon cher. Si un jour nous avons l’occasion de parler, je vous raconterai ma vie de gosse dont la mère précocement veuve s’est remariée avec un détraqué sexuel. Pendant douze ans, ce salaud a abusé de moi, me pliant à tous ses caprices, et Dieu sait qu’il en avait de pas ordinaires. Ces pratiques ne m’ont pas détourné des femmes, au contraire, dirais-je. Mais elles m’ont permis de séduire les hommes quand les circonstances le demandent.

J’avais encore jamais entendu ça, tu vois. C’est marrant la vie, parce que tu découvres que TOUT existe.

Je défrime cet être exquis qui n’hésite pas à se prostituer pour servir ses desseins.

— Pas courant ! assuré-je.

— Choqué ?

— Je devrais ?

— Beaucoup de gens le seraient à votre place.

— Vos supérieurs connaissent cette particularité ?

— Non seulement ils la connaissent, mais en outre ils l’exploitent. Je suis un agent très recherché, vous savez.

— Je n’en doute pas.