— Je te raconterai ça ainsi que beaucoup d’autres choses, un soir, à la veillée, promets-je.
De nouveau, Sa Majesté Mon Paf. La penauderie de son âne damné lui fait piger que je disais vrai avant que l’autre ne se mette à jacter. Aussi est-il tout loukoum quand je réempare le combiné.
Il n’a qu’un mot, mais suffisant pour porter ma vanité à l’incandescence :
— Bravo !
— Ce n’est que le début, Monseigneur, assuré-je avec une fausse modestie de vieux cabot venant de déclamer la tirade de Ruy Blas à une fête de charité.
— Que comptez-vous faire ? demande Draggor.
— Attendre, Monseigneur.
— Vraiment !
— Dans une situation comme la nôtre, il est de toute urgence de prendre son temps. L’immobilisme est une preuve d’innocence. Nous savourons des vacances salubres, ignorons tout des événements de cette nuit et, si nous les apprenons, n’en aurons cure. Lorsque le délai me semblera suffisant, alors là, oui, nous nous mettrons sérieusement au travail.
— Vous pouvez dès maintenant « interroger » le général ?
— Sûrement pas. Il est indispensable qu’il nous considère comme des partisans communistes liés à sa cause. Tant qu’il nous croira ses alliés, il se montrera docile. Mais à compter de l’instant où il réaliserait nos intentions, son attitude deviendrait hostile et risquerait de nous faire perdre la partie. Je n’agirai qu’en ayant les coudées franches !
Un silence dont il a le secret, puis :
— Faites à votre guise, mon ami. Faites !
22
ÇA SENT L’HUMUS, PETRUS
Duchesse vivre encore cent ans, comme disent les bonnes gens de mes fesses, je n’oublierai pas l’étrange période que je vécusis à l’ombre de la forteresse. Pendant plusieurs jours, il y régna une atmosphère pesante. Des ordres venus « d’en haut » firent que cette évasion générale ne fut pas ébruitée. Top secret ; affaire d’État ! Il y eut un grand concours policier venu de Bucarest, mais ces fonctionnaires se déployèrent avec un maximum de discrétion. Dans le pays, on parla « d’une » évasion. Sans préciser l’identité de l’évadé. Ce sauve-qui-peut restait inconnu du public. Toute la garnison demeurait consignée et l’auberge perdit provisoirement sa clientèle militaire.
Des draupers vinrent investiguer à l’auberge et procédèrent à une visite, heureusement sommaire, des lieux. On posa des questions à propos des Bérurier, mais les « enquêteurs » durent ignorer l’abandon de leur fils car pas un instant il ne fut question d’Apollon-Jules. Le couple d’infâmes ne semblait d’ailleurs pas fasciner les bourdilles. Je crus comprendre qu’on récupéra un certain nombre « d’évadés », gens plus hébétés par leur brusque liberté que ravis de l’aubaine. Sans ressources dans cette région de forêts et de montagnes, ils ne pouvaient espérer grand-chose. Qu’un petit nombre de prisonniers tardassent à se laisser reprendre ne devait pas alarmer outre mesure les autorités.
Nous nous étions fixés un modus vivendi, l’Anglais et moi. Lui, consacrait ses journées à la recherche de son acolyte disparu, tandis que moi je m’occupais de l’évadé et, accessoirement, du môme. Deux fois par jour je cognais à la trappe sur un rythme convenu, pendant que Béru junior jouait l’andouille autour de l’auberge. Je passais quelques denrées alimentaires au général, prises sur ma propre nourriture. Je me gardais de lui donner de l’alcool qui aurait pu avoir pour conséquence de l’inciter au tapage. Une puanteur de ménagerie s’échappait de l’ouverture. Mais il n’existait aucun moyen d’assainir sa tanière. Sa pauvre gueule devenait plus blafarde de jour en jour et il prenait un regard d’oiseau nocturne dont la lumière est l’ennemie intraitable.
Je lui prêchais la patience. Les recherches se faisaient moins intensives et n’allaient pas tarder de cesser. Alors je le planquerais dans le coffre de notre voiture et nous quitterions la région. Gheorghi Dobroujda ne répondait rien. Il y avait en lui ce fatalisme qui finit par mettre l’homme à l’abri de sa peur. Il subissait les événements avec stoïcisme puisqu’il ne pouvait les contrôler. Il ne parut éprouver quelque émotion que le jour où je lui offris mon flacon d’after-shave. Certes, il n’était pas question qu’il se rasât, mais le parfum tonifiant lui fut d’un grand réconfort car il en but le contenu, comme toi un verre de Cointreau !
J’en marquai de la surprise pour commencer, mais très vite je me dis que s’il préférait se mettre mon Old Spice dans l’estomac plutôt que sur la gueule, c’était son problème et non le mien.
Dans Sa souveraine magnanimité, le Seigneur m’envoya, au cours de cette période indécise, un divertissement de qualité sous l’apparence d’un couple d’Helvètes vacanciers, plus jeunes et vivifiants que la Jungfrau. Ils n’avaient pas soixante ans à eux deux, comme on dit chez les simplets. L’homme possédait un profil de tennisman, des yeux clairs, un rire qui donnait envie de lui demander sa marque de dentifrice et des cheveux bruns bien plantés. Elle était blonde, bronzée et grande kif sur les magazines de mode. Les regarder constituait un régal dont je ne me privai pas.
Ils venaient de Neuchâtel et parlaient donc bien le français. Lui était peintre. Il vivait avec un carnet de croquis dans la sinistre et un crayon Caran d’Ache dans la dextre. Je lui demandis vite la permission de vérifier son talent. Il en possédait à coup sûr, ce qui me procure chaque fois un inexplicable réconfort. Il croquait la forêt, la montagne carpateuse, la citadelle, l’auberge et les grosses servantes aux regards bovidiens. Le propre du talent, n’importe la discipline pratiquée, consiste à exprimer beaucoup avec peu de moyens. En quelques traits, une cascade tumultueuse coulait sur son carnet de crobards ; un personnage surgissait comme par magie, dirait une grande romancière de mes relations, promise à une belle carrière dans la couture.
Sa femme n’avait pas d’autres occupations que de lire sans relâche la même page d’un livre qui la faisait chier. Ce qui t’explique que je n’eus ni grand-peine, ni grand mérite à la baiser près de la cascade où nos pas nous conduisirent.
L’époux s’était attelé à dessiner la citadelle dont, je le reconnais, la médiévalité pouvait se montrer tentante pour un artiste. Sa ravissante épouse blonde regardait la nappe mousseuse avec tant d’attention qu’elle ne m’entendit pas surviendre.
Je l’abordis en lyrisme :
— Je crois, madame, que l’onde exerce sur vous une fascination égale à celle que j’éprouve en vous contemplant.
Elle me regardit, me souria, et repartit prosaïquement :
— Je cherchais à apercevoir des poissons. Il doit y avoir des truites dans ce cours d’eau ?
Illico, le merveilleux morceau de Schubert se mit à frétiller dans la soute à bagages de mon slip.
— Sans doute, fis-je-t-il, mais ne vous penchez pas trop, vous risqueriez de glisser.
Joignant le geste à l’avertissement, je mis mon bras autour de sa taille.
Il y avait de fortes chances pour qu’elle se dégageât, pourtant elle n’en fit rien et, bien au contraire, sa hanche souple adhéra à la mienne.
Nous restâmes un bon moment ainsi, éclaboussés parfois par l’impétuosité de la chute.
C’était un de ces instants de rare délicatesse qui font durcir les bites et mouiller les chaglates, ce que les poètes à la suce-mon-paf-mais-pas-trop-vite prétendent « de félicité ».
Félicité, mon chibre ! Je sentais sa chaleur m’investir et se joindre à la mienne, comme disait récemment le rémouleur de mon quartier.
Il arriva ce qui venait de se programmer entre nous : je lui roulis une langoureuse pelle à tarte qui poussa jusqu’à sa luette. Elle y prit goût, impétueusa du mufle, puis esquissa une demi-volte pour se plaquer contre moi et remonta son genou entre mes jambes musclées jusqu’à cette masse de bas morceaux qui, sans vraiment être le siège de ma vanité masculine, m’aide néanmoins à trouver l’existence tolérable.