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Joanna était obligée de parler fort, bien qu’elle se trouvât maintenant le long du parterre qui bordait la clôture, car Carol, demeurée sur le pas de sa porte, était encore trop loin pour une vraie conversation.

— Kim est rentrée ravie de son après-midi avec Allison, poursuivit Joanna. Elles s’entendent merveilleusement.

— Kim est une petite fille charmante, dit Carol. Je me réjouis qu’Allison ait maintenant une si gentille voisine. Bonsoir, Joanna, ajouta-t-elle en se détournant pour rentrer chez elle.

— Hé là ! patientez encore une minute, cria Joanna.

Carol se retourna.

— Oui ?

Joanna aurait aimé que le parterre ni la barrière n’existent afin de pouvoir s’approcher davantage. Ou, sapristi, que Carol vienne lui parler par-dessus la clôture. Quelle urgence pouvait bien la réclamer dans cette foutue cuisine toute rutilante de cuivres sous ses néons ?

— Walter a l’intention de passer voir Ted, hurla-t-elle à cette silhouette quasi nue.

— Ce soir ?

— Une fois les gosses au lit, pourquoi ne viendriez-vous pas prendre une tasse de café avec moi ?

— Ça me ferait très plaisir, merci, dit Carol, mais je dois cirer le plancher du séjour.

— Maintenant ?

— Je ne vois pas d’autre moment avant la rentrée des classes.

— Écoutez, ça peut attendre, non ? C’est une question de trois jours !

Carol secoua la tête.

— Non, je ne l’ai déjà que trop négligé, dit-elle. Il est tout couvert de traces de pieds. D’ailleurs, ce soir, Ted doit aller au club.

— Il y va tous les soirs ?

— À peu près.

Nom de Dieu !

— Et vous restez à la maison faire le ménage ?

— On trouve toujours des trucs à briquer, répondit Carol. Vous savez ce que c’est. Maintenant, il faut que je range la cuisine. Bonsoir.

— Bonsoir, dit Joanna en regardant Carol (et ses seins plantureux) rentrer dans sa cuisine et fermer la porte. Elle la vit presque immédiatement réapparaître à la fenêtre de l’évier, occupée à régler le niveau d’eau puis à frotter énergiquement un objet indéterminé. Lisses et brillants, ses cheveux flamboyants auréolaient un visage au nez mince et à l’expression pensive et, sapristi, intelligente. Sa forte poitrine tendue de violet semblait battre la mesure au rythme de ses efforts.

Joanna regagna le patio. Non, grâce au ciel, cette obsession du ménage, jamais elle ne l’avait ressentie. Qui aurait pu reprocher à Ted de tirer avantage d’une « maso » qui ne demandait qu’à être exploitée ?

Qui ? En tout cas elle, Joanna !

Walter sortit de la maison, vêtu d’un veston léger.

— Je ne pense pas rester absent beaucoup plus d’une heure, annonça-t-il.

— Cette Carol Van Sant est incroyable, dit Joanna. Elle refuse de venir prendre une tasse de café sous prétexte qu’il lui faut cirer le plancher du séjour. Ted va tous les soirs au club, et elle reste boulonner à la maison.

— Ça alors ! dit Walter en hochant la tête.

— Comparée à elle, reprit Joanna, ma mère est une véritable Kate Millett.

Il éclata de rire.

— À tout à l’heure ! promit-il.

Et il lui déposa un baiser sur la joue avant de traverser le patio.

Elle lança un petit regard à son étoile, qui s’était mise à briller davantage.

Allons, ma vieille, au boulot, lui enjoignit-elle tout bas avant de disparaître dans la maison.

* * *

Le samedi matin les vit partir tous les quatre, solidement amarrés par une ceinture de sécurité, dans leur break brillant neuf. Joanna et Walter, le nez chaussé de lunettes de soleil, discutaient magasins et courses. Pete et Kim, eux, manœuvraient leurs vitres électroniques respectives avec une telle constance que Walter finit par leur interdire de continuer. L’arrivée de l’automne se signalait par une lumière crue qui conférait à toutes les formes une netteté de pierre précieuse. Ils se dirigèrent vers le centre commercial de Stepford (façades en boiserie blanche, style colonial, jolies comme des cartes postales) pour profiter de l’escompte accordé sur les produits pharmaceutiques et la quincaillerie, puis piquèrent droit au sud par la route 9 vers un nouveau shopping-center géant – chaussures en solde pour Pete et Kim (mais quelle queue !) et toboggan au prix normal ; ils obliquèrent alors par Eastbridge Road et firent halte à un restaurant McDonald’s (superhamburgers et milk-shakes au chocolat) avant de fouiner dans le magasin d’antiquités proche (table octogonale mais pas de vieux documents). Ils continuèrent ensuite de sillonner Stepford tous azimuts – Anvil Road, Cold Creek Road, Hunnicutt, Beaver Tail, Burgess Ridge – pour montrer à Pete et à Kim des lieux déjà rendus familiers à leurs parents par la chasse au logement, ainsi que leur nouvelle école et celle où ils iraient ensuite, ce chef-d’œuvre de camouflage qu’était l’incinérateur non polluant, et enfin les terrains de pique-nique où l’on construisait une piscine municipale. À la demande de Pete, Joanna chanta Bonjour Petite Étoile, puis tous reprirent en chœur Mac Namara’s Band où chacun finit par tenir la partie d’un instrument différent. Là-dessus, Kim se mit à vomir, tout en laissant à Walter le temps de se ranger, d’arrêter le moteur, de la détacher et, grâce à Dieu, de l’extraire in extremis de la voiture.

L’incident eut un effet lénitif. Ils retraversèrent le centre ville, lentement parce que Pete annonça qu’il avait, lui aussi, envie de vomir. Walter leur fit admirer la bibliothèque aux boiseries blanches et le cottage immaculé et deux fois centenaire qui abritait la Société d’Émulation.

Kim, le nez à sa portière, décolla de sa langue un bonbon acidulé réduit à l’état de pellicule pour demander :

— La grande maison là-haut, c’est quoi ?

— Le Club des Hommes, répondit Walter.

Pete se pencha autant que le lui permettait sa ceinture et se tortilla pour regarder à son tour.

— C’est là que tu iras ce soir ?

— Tout juste, répondit Walter.

— Comment est-ce qu’on y arrive ?

— Par un chemin qui prend plus haut dans la côte.

Ils avaient rejoint un camion sur la plate-forme duquel un homme en kaki était planté, les mains agrippées aux montants. Il avait des cheveux châtains et un long visage maigre à lunettes.

— On dirait Gary Claybrook, dit Joanna.

Walter donna un petit coup d’avertisseur et agita son bras gauche par la vitre. Leur voisin d’en face, après s’être penché pour voir de qui il s’agissait, sourit, eut un geste de la main, puis reprit sa position initiale.

— Hou ! hou ! Mr Claybrook ! cria Kim.

— Où est Jeremy ? hurla Pete.

— Il ne t’entend pas, voyons, dit Joanna.

— J’aimerais bien me balader comme lui en camion, annonça Pete.

— Moi aussi, soupira Kim en écho.

Haletant et crissant, le camion s’efforçait laborieusement de gravir la pente raide du virage qui s’amorçait à sa gauche. Gary Claybrook leur adressa un petit sourire gêné. La plate-forme du camion était à moitié remplie de petites caisses en carton.

— Qu’est-ce qu’il fait là ? Du travail au noir ? demanda Joanna.

— Sûrement pas, s’il gagne autant que le prétend Ted.

— Ah oui ?

— Qu’est-ce que c’est que ça, le travail au noir ? demanda Pete.

Les clignotants du camion rougeoyèrent. Le véhicule stoppa, son feu gauche allumé.

Joanna se mit en devoir d’expliquer en quoi consistait le travail au noir.