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— Ishamael était à demi fou, marmonna Sammael, et moins qu’à moitié humain.

— C’est ce que nous sommes ? demanda Graendal. Seulement humains ? Pour moi, nous sommes bien plus que ça… (Elle passa un index sur la joue de la femme au plateau.) Voilà une misérable humaine ! Pour nous décrire, il faudra inventer un nouveau mot.

— Quoi que nous soyons, dit Lanfear, nous pourrons réussir là où Ishamael a échoué.

Penchée en avant, la Fille de la Nuit semblait vouloir faire entrer de force ses propos dans la tête des autres. Pourquoi tant d’intensité, alors qu’elle se départait rarement de son calme ?

— Pourquoi seulement nous quatre ? demanda Rahvin.

Son autre question devrait attendre.

— Pourquoi être plus nombreux ? répondit Lanfear. Le Jour du Retour, si nous pouvons forcer le Dragon Réincarné à se prosterner devant le Grand Seigneur des Ténèbres, pourquoi partager cet honneur, et les récompenses qui iront avec, plus qu’il est nécessaire ? Qui sait, nous réussirons peut-être à utiliser Rand al’Thor pour… comment as-tu dit, Sammael ? Séparer le bon grain de l’ivraie ?

Le genre de réponse que Rahvin pouvait comprendre, même s’il ne se fiait ni à Lanfear ni aux autres. L’ambition, voilà une notion qui lui parlait ! Jusqu’au jour où Lews Therin les avait emprisonnés en même temps que le Grand Seigneur, les Élus avaient passé leur temps à comploter les uns contre les autres. Et ils étaient repartis de plus belle, une fois libres. L’essentiel était de s’assurer que la machination de Lanfear ne perturberait pas ses propres plans.

— Nous t’écoutons, Lanfear…

— Pour commencer, quelqu’un d’autre essaie de le contrôler – voire de le tuer. Je soupçonne Moghedien ou Demandred. Moghedien a toujours aimé agir dans l’ombre et Demandred déteste Lews Therin depuis le début.

Sammael eut un rictus. Mais sa haine, même si elle était justifiée, semblait bien pâle comparée à celle de Demandred.

— Comment sais-tu qu’il ne s’agit pas de l’un d’entre nous ? demanda Graendal avec un sourire hypocrite.

Lanfear lui adressa un sourire tout aussi faux et encore plus glacial.

— Parce que vous trois, vous avez choisi de vous creuser des refuges afin de mettre en sécurité votre pouvoir. En revanche, les autres ne cessent de se porter des coups. Cela dit, ce n’est pas la seule raison. Je surveille de près Rand al’Thor, et c’est très instructif…

Lanfear venait de dire la stricte vérité. Rahvin lui-même préférait la diplomatie et les manipulations aux conflits ouverts, même s’il ne répugnait pas à s’en mêler, en cas de nécessité. Malgré son penchant affirmé pour les armées et les grandes campagnes, Sammael n’approcherait pas de Lews Therin – même revenu dans la peau d’un berger – avant d’être sûr de vaincre. Graendal aussi pratiquait la conquête, même si elle n’avait pas besoin de soldats pour ça. Malgré l’intérêt qu’elle portait à ses « joujoux », elle n’avançait que d’un pas à la fois. Ouvertement certes, du moins selon le point de vue très particulier des Élus, mais sans jamais s’aventurer trop loin à chaque enjambée.

— Vous savez que je peux garder un œil sur al’Thor sans me faire repérer, continua Lanfear. Vous, en revanche, il vous faudra rester loin de lui ou courir le risque d’être détectés. Nous devons le faire revenir…

Graendal tendit l’oreille et Sammael approuva du chef la suite de l’exposé de Lanfear. Rahvin resta plus circonspect. Ça pouvait fonctionner… ou non. Et si ça ne fonctionnait pas, il voyait plusieurs moyens d’en tirer parti. Oui, au fond, c’était peut-être un très bon plan…

1

Flammèches

La Roue du Temps tourne et les Âges naissent et meurent, laissant dans leur sillage des souvenirs destinés à devenir des légendes. Puis les légendes se métamorphosent en mythes qui sombrent eux-mêmes dans l’oubli longtemps avant la renaissance de l’Âge qui leur donna le jour.

Au cœur d’un Âge nommé le Troisième par certains – une ère encore à venir et depuis longtemps révolue – un vent se mit à souffler dans la grande forêt appelée bois de Braem. Sans être le Début, car il n’y a ni commencement ni fin à la rotation de la Roue du Temps, ce vent était un début.

Sous un soleil de plomb, ce vent sec soufflait vers le sud-ouest, balayant des terres qui n’avaient pas vu une goutte d’eau depuis des semaines et où la chaleur de la fin d’été devenait de plus en plus accablante jour après jour. Alors que quelques arbres portaient des feuilles mordorées précoces, les pierres qui tapissaient le lit asséché des ruisseaux semblaient vouloir cuire comme dans un four. Sur un terrain découvert où il ne subsistait plus un brin d’herbe, les racines de buissons ratatinées étant seules à retenir la terre desséchée, ce vent commença à dévoiler des structures de pierre depuis longtemps enfouies. Devant ces blocs usés par les intempéries, pas un œil humain n’aurait pu reconnaître les ruines d’une cité dont le souvenir demeurait uniquement dans les contes et les légendes.

Avant que ce vent traverse la frontière du royaume d’Andor, quelques villages distants les uns des autres apparurent, jouxtés par des champs où les paysans s’acharnaient à creuser des sillons dans un sol dur et sec. Alors que le bois de Braem se réduisait désormais à quelques bosquets, ce vent puissant souleva des colonnes de poussière dans l’unique rue d’un village nommé Kore-les-Sources. Mais en cet été, les sources commençaient à se tarir. Sous la canicule, des chiens étaient étendus de tout leur long, la langue pendante, et deux gamins au torse nu jouaient avec une vessie remplie de paille qu’ils faisaient rouler avec des bâtons. C’était le seul mouvement visible, à part celui des colonnes de poussière soulevées par le vent et les grinçantes oscillations de l’enseigne de l’auberge, un bâtiment en brique rouge et au toit de chaume qui ressemblait à toutes les autres maisons de la rue. Doté de deux niveaux, l’établissement était la plus grande et la plus haute structure de Kore-les-Sources, un petit village net et très ordonné. Accablés de chaleur, les chevaux sellés attachés devant l’auberge avaient à peine l’énergie de remuer la queue.

L’établissement, proclamait l’enseigne, s’appelait La Justice de la Bonne Reine.

Clignant des yeux pour les protéger de la poussière, Min continua à regarder à travers la fissure de la cloison en mauvais état de l’appentis où elle était enfermée. Elle distinguait une épaule du garde posté devant la porte de sa prison, mais seule l’auberge l’intéressait vraiment. Et si seulement elle n’avait pas porté un nom sinistrement approprié…

Le seigneur du coin, le juge de Min et de ses compagnes, était apparemment arrivé depuis un moment, mais elle ne l’avait pas vu. Pour l’heure, il devait être occupé à écouter les accusations du fermier. Comme ses frères, ses cousins et toutes leurs épouses, Admer Nem s’était déclaré en faveur d’une pendaison sans autre forme de procès. Par bonheur, un des serviteurs du seigneur, passant par là au bon moment, avait douché leurs ardeurs. Mais quelle sentence fallait-il redouter quand on avait brûlé l’étable d’un paysan – et ses vaches laitières avec ? Un accident, bien entendu. Hélas, quand l’affaire commençait par une violation de propriété, ça ne changeait pas grand-chose.

Dans la confusion, Logain s’était enfui. Rien d’étonnant, au fond, et que la Lumière le brûle ! Min ignorait si elle devait se réjouir ou non de cette fuite. Après tout, c’était Logain qui avait assommé Nem quand il avait découvert les « dormeurs clandestins », un peu avant l’aube. Hélas, la lanterne du fermier avait volé dans les airs avant de se briser sur de la paille bien sèche. Logain était donc responsable de tout. Mais comme il avait parfois tendance à ne pas tenir sa langue, il valait peut-être mieux qu’il soit parti.