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« Il semble que quelque chose se passe au Shienar. » Celle qui parlait était Danelle, frêle et souvent l’air perdue dans ses pensées, l’unique Sœur Brune dans la pièce. Les Vertes et les Jaunes n’étaient aussi représentées que par une Sœur et cela ne plaisait à aucune des trois Ajahs. Il n’y avait pas de Bleues. Pour le moment, les grands yeux azur de Danelle étaient rêveurs ; une tache d’encre inaperçue lui maculait la joue et sa robe de laine gris foncé était froissée. « Le bruit court qu’il y a des escarmouches. Pas avec des Trollocs ni des Aiels, bien que manifestement les raids passant par les Défilés de Niamh aient augmenté. Entre natifs du Shienar. Inhabituel pour la région des Marches. Ils ne se battent pas souvent les uns contre les autres.

— S’ils ont l’intention de déclencher une guerre civile, ils ont choisi le bon moment », dit Alviarine avec calme. Grande, svelte, tout de soie blanche vêtue, c’est elle qui n’avait pas de châle. L’étole de la Gardienne des Chroniques drapée sur ses épaules était blanche aussi, pour indiquer qu’elle avait été choisie dans l’Ajah Blanche. Pas dans la Rouge, l’Ajah à laquelle avait appartenu Elaida, comme l’aurait voulu la tradition. Les Blanches étaient toujours imperturbables. « Possible que les Trollocs se soient éclipsés. La Dévastation entière paraît assez tranquille pour être gardée par deux paysans et une Novice. »

Les doigts osseux de Teslyne feuilletaient des papiers dans son giron, mais elle ne les regardait pas. Une des quatre Soeurs Rouges du groupe, nombre supérieur à celui de n’importe quelle autre Ajah, Teslyne égalait presque Elaida pour ce qui était de la sévérité de la mine, encore que personne ne l’ait jamais trouvée belle. « Mieux vaudrait peut-être qu’elle ne soit pas si paisible, déclara-t-elle avec son fort accent de l’Illian. J’ai reçu un message, ce matin, annonçant que le Généralissime de la Saldaea a une armée en marche. Non pas vers la Dévastation mais dans la direction opposée. Vers le sud-est. La Dévastation n’aurait-elle pas été en sommeil qu’il ne s’y serait jamais décidé.

— Par ailleurs, la nouvelle concernant Mazrim Taim se répand. » Alviarine s’exprimait du ton dont elle se serait entretenue du temps ou du prix des tapis au lieu d’un possible désastre. De grands efforts avaient été nécessaires pour capturer Taim et autant pour cacher son évasion. Cela desservirait la Tour si le monde apprenait qu’elle était incapable de garder un faux Dragon après l’avoir fait prisonnier. « Et il semble que la Reine Tenobia, ou Davram Bashere, ou les deux pensent que l’on ne peut pas se fier à nous pour nous en occuper de nouveau. »

Un silence de mort s’installa à la mention de Taim. Cet homme savait canaliser – on le conduisait à Tar Valon pour être neutralisé, écarté à jamais du Pouvoir Unique, quand il s’était échappé – pourtant ce n’est pas ce qui paralysait les langues. Jadis, l’existence d’un homme qui maîtrisait le Pouvoir Unique était la pire malédiction ; donner la chasse à ces hommes avait été la principale raison de vivre pour les Rouges, et chaque Ajah y contribuait de son mieux. À présent, toutefois, la plupart des femmes assises de l’autre côté de la table s’agitaient sur leur tabouret, refusant de croiser le regard des autres parce que parler de Taim les rapprochait trop d’un autre sujet dont elles n’avaient pas envie de parler à haute voix. Même Elaida sentit la bile lui remonter dans l’estomac.

Apparemment Alviarine n’éprouvait pas cette répugnance. Un coin de sa bouche se releva un instant dans ce qui pouvait être un sourire ou une grimace. « Je vais redoubler nos efforts pour rattraper Taim. Et je suggère qu’une Sœur soit envoyée pour conseiller Tenobia. Une qui soit habituée à venir à bout du genre de résistance obstinée que cette jeune femme opposera. »

D’autres se hâtèrent d’aider à combler le silence.

Joline rajusta son châle à franges vertes sur ses épaules graciles et sourit, bien que d’un sourire quelque peu forcé. « Oui. Elle a besoin d’une Aes Sedai auprès d’elle. Qui soit capable de prendre en main Bashere. Il a une influence excessive sur Tenobia. Il doit ramener son armée là où elle sera disponible si la Dévastation s’éveille. » Trop de poitrine apparaissait dans l’entrebâillement de son châle, et sa robe de soie vert pâle était trop ajustée, trop moulante. Et elle souriait trop pour le goût d’Elaida. En particulier aux hommes. Une caractéristique des Vertes.

« Une autre armée en marche est bien la dernière chose dont nous avons besoin », dit précipitamment Shemerine, la Sœur Jaune. Un peu boulotte, elle n’avait jamais réussi complètement à affecter le calme extérieur des Aes Sedai ; il y avait souvent des plis d’anxiété au coin de ses yeux, et plus encore ces derniers temps.

« Et une Sœur aussi au Shienar », ajouta Javindhra, une autre Rouge. En dépit de joues lisses, son visage anguleux était d’une dureté à enfoncer des clous. Sa voix était âpre. « Je n’aime pas ce genre de conflit dans les Marches. La dernière chose dont nous avons besoin, c’est que le Shienar s’affaiblisse au point qu’une armée trolloque parvienne à se forcer un passage.

— Peut-être. » Alviarine hocha la tête en réfléchissant. « Mais il y a des agents au Shienar – des Rouges, j’en suis sûre, et peut-être d’autres ?… » Les quatre Sœurs Rouges acquiescèrent d’un signe bref, à contrecœur ; elles furent les seules. « … qui nous avertiront si ces petites échauffourées devenaient susceptibles d’être inquiétantes pour nous. »

C’était un secret de polichinelle que toutes les Ajahs à l’exception de la Blanche, absorbée qu’elle était par la logique et la philosophie, entretenaient des observateurs infiltrés dans les nations à des degrés divers, quoique le réseau de la Jaune eût la réputation d’être minable. Les Sœurs Jaunes n’avaient rien à apprendre sur les maladies ou l’art de Guérir auprès des personnes ne sachant pas canaliser. Quelques sœurs avaient leurs « yeux-et-oreilles » personnels mais peut-être tenus encore plus secrets que les agents des Ajahs. Les Bleues avaient eu le réseau le plus étendu, aussi bien au service de leur Ajah qu’à leur service particulier.

« En ce qui concerne Tenobia et Davram Bashere, reprit Alviarine, sommes-nous d’accord qu’ils doivent être mis sous la tutelle de Sœurs ? » Elle attendit à peine que les têtes s’inclinent. « Bon. C’est donc d’accord. Memara conviendra bien ; elle n’acceptera aucune extravagance de la part de Tenobia, tout en évitant qu’elle voie jamais la laisse. Voyons. L’une de vous a-t-elle des nouvelles fraîches de l’Arad Doman ou du Tarabon ? Si nous ne réagissons pas bientôt là-bas d’une façon quelconque, nous risquons de nous retrouver avec Pedron Niall et les Blancs Manteaux exerçant leur autorité depuis Bandar Eban jusqu’à la Côte de l’Ombre. Evanelleine, avez-vous des nouvelles ? » L’Arad Doman et le Tarabon étaient ravagés par des guerres civiles, et pire. Il n’y avait d’ordre nulle part. Elaida fut surprise qu’elles aient abordé ce sujet.

« Seulement une rumeur », répliqua la Sœur Grise. Sa robe de soie, assortie à la frange de son châle, était bien coupée et profondément échancrée à l’encolure. Elaida pensait souvent qu’elle aurait dû être une Verte, tant elle se préoccupait de son apparence et de ses vêtements. « Presque tout le monde dans ces malheureux pays est un réfugié, y compris ceux qui pourraient envoyer des renseignements. La Panarch Amathera a disparu apparemment et il semble qu’une Aes Sedai y serait mêlée… »