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Rahvin maniait avec délicatesse les flots d’Esprit qu’il avait tissés autour de ces deux-là. Inutile d’abîmer des serviteurs précieux.

Lui ne transpirait pas, évidemment. Il ne laissait pas la chaleur tardive de l’été l’atteindre. C’était un homme de haute taille, bien découplé, brun, bel homme en dépit du blanc qui striait ses tempes. La compulsion ne présentait pas de difficultés avec cette femme.

Une grimace crispa son visage. C’était le cas avec certaines. Quelques-unes — très rares – avaient une force de caractère si ferme que leur esprit cherchait, même sans qu’elles s’en rendent compte, des crevasses à travers lesquelles s échapper. C’était sa malchance qu’il ait encore un peu besoin d’une de ces femmes. Elle pouvait être manipulée, mais elle ne cessait d’essayer de fuir sans savoir qu’elle était prise au piège. Celle-là finira par ne plus être nécessaire, certes ; il devra décider de la laisser passer son chemin ou de s’en débarrasser définitivement. Les deux solutions offraient des dangers. Rien qui soit une menace pour lui, cela va sans dire, mais c’était un homme avisé, méticuleux. De petits dangers avaient une tendance à grossir s’ils étaient négligés, et il choisissait toujours ses risques avec une certaine prudence. La tuer ou la garder en vie ?

L’arrêt des paroles de la jeune femme le tira de sa rêverie. « Quand vous partirez d’ici, lui dit-il, vous ne vous rappellerez rien de cette visite. Vous vous souviendrez seulement d’avoir fait votre promenade matinale habituelle. » Elle inclina la tête, ardente à lui plaire, et il dénoua délicatement les entrelacements d’Esprit, pour qu’ils s’évaporent de son cerveau peu après qu’elle atteindrait la rue. L’usage répété de la compulsion rendait l’obéissance plus facile même quand on ne s’en servait pas mais, pendant qu’elle était utilisée, il y avait toujours un risque qu’elle soit décelée.

Ceci terminé, il libéra aussi l’esprit d’Elegar. Le Seigneur Elegar. Un noble peu important mais fidèle à ses serments. Qui humecta nerveusement ses lèvres minces et jeta un coup d’œil à la jeune femme, puis mit aussitôt un genou en terre devant Rahvin. Les Amis de l’Ombre – Amis du Ténébreux comme on les appelait maintenant – venaient de commencer à apprendre à quel point strict ils devraient se conformer à leur engagement maintenant que Rahvin et les autres étaient libérés.

« Emmenez-la jusqu’à la rue par des couloirs dérobés, dit Rahvin, et vous l’y laisserez. Il ne faut pas qu’on la voie.

— Il en sera comme vous l’ordonnez, Grand Maître », répondit Elegar en s’inclinant toujours un genou en terre. Se redressant, il se retira à reculons de la présence de Rahvin, esquissant des courbettes et entraînant la jeune femme par le bras. Elle le suivit docilement, bien sûr, les yeux toujours embrumés. Elegar ne lui poserait pas de questions. Il en savait assez pour être conscient qu’il y avait des choses qu’il ne désirait pas connaître.

« Un de vos joujoux ? dit une voix de femme derrière lui pendant que la porte sculptée se refermait. Avez-vous pris fantaisie de les habiller de cette façon ? »

Appelant vivement à lui le saidin, il s’emplit du Pouvoir, la souillure qui polluait la moitié masculine de la Vraie Source s’écoulant sans le toucher grâce à la protection de ses engagements et serments, les liens avec ce qu’il estimait une plus grande puissance que la Lumière ou même le Créateur.

Au milieu de la chambre, un portail s’était ouvert au-dessus du tapis rouge et or, un passage vers quelque part ailleurs. Il eut un bref aperçu d’une pièce tendue de soieries neigeuses avant qu’elle disparaisse, laissant une femme vêtue de blanc, avec une ceinture de fils d’argent tissés. Le léger picotement sur sa peau, comme un faible courant d’air glacé, fut tout ce qui l’avertit qu’elle avait canalisé. Grande et svelte, ell était aussi belle qu’il était beau, ses yeux sombres des étangs sans fond, ses cheveux, ornés d’étoiles et de croissants d’argent, tombant en parfaites ondes noires jusqu’à ses épaules. La plupart des hommes auraient senti leur bouche se dessécher de désir.

« Qu’est-ce que c’est que ces façons de venir me surprendre, Lanfear ? » s’exclama-t-il avec rudesse. Il ne lâcha pas le Pouvoir, au contraire, il prépara plusieurs surprises désagréables pour le cas où il en aurait besoin. « Si vous voulez me parler, envoyez un émissaire et je déciderai quand et où. Et si. »

Lanfear sourit, de ce gracieux sourire perfide. « Vous avez toujours été un grossier personnage, Rahvin, mais rarement un imbécile. Cette femme est une Aes Sedai. Et si on s’aperçoit de sa disparition ? Envoyez-vous aussi des hérauts annoncer où vous êtes ?

— En canalisant ? répliqua-t-il, moqueur. Elle n’est pas assez forte pour être autorisée à sortir seule. On appelle Aes Sedai des gamines sans instruction alors que la moitié de ce qu’elles savent sont des tours de passe-passe qu’elles ont découverts toutes seules et que l’autre moitié effleure à peine la surface.

— Vous sentiriez-vous aussi sûr de vous si ces gamines sans instruction se mettaient à treize en cercle autour de vous ? » La froide dérision dans sa voix le piqua au vif, mais il n’en laissa rien paraître.

« Je prends mes précautions, Lanfear. Plutôt qu’un de mes “joujoux” comme vous les appelez, elle est ici l’espion de la Tour. À présent, elle transmet exactement ce que je veux qu’elle dise, et elle ne demande pas mieux. Celles qui servent les Elus dans la Tour m’ont expliqué où la trouver. » Un jour viendrait bientôt où le monde abandonnera le terme de Réprouvés et pliera le genou devant les Elus. Cela avait été promis, il y a si longtemps. « Pourquoi êtes-vous ici, Lanfear ? Sûrement pas pour porter secours à des femmes sans défense. »

Elle se contenta de hausser les épaules. « Vous pouvez vous distraire à cœur joie avec vos jouets, en ce qui me concerne. Vous ne vous montrez guère hospitalier, Rahvin, aussi m’excuserez-vous si… » Un pichet en argent se souleva d’une petite table au chevet du lit de Rahvin et s’inclina pour verser du vin sombre dans une coupe d’or ciselé. Tandis que le pichet retrouvait sa place, la coupe plana jusqu’à la main de Lanfear. Il n’avait rien senti en dehors d’un léger fourmillement, bien sûr, n’avait pas vu de flots se tisser ; cela ne lui avait jamais plu. Qu’elle fut capable de voir aussi peu de ce que lui-même ourdissait n’était qu’un faible rétablissement de l’équilibre.

« Pourquoi ? » demanda-t-il de nouveau impérativement.

Elle but avec calme à petites gorgées avant de parler. « Puisque vous fuyez le reste d’entre nous, quelques-uns des Élus vont venir ici. Je suis arrivée la première afin que vous sachiez que ce n’est pas une attaque.

— D’autres ? Un de vos projets ? Quel besoin ai-je des plans de quelqu’un d’autre ? » Soudain il éclata d’un rire ample et sonore. « Ainsi il ne s’agit pas d’une attaque, hein ? Vous n’avez jamais été de ceux qui attaquent ouvertement, n’est-ce pas ? Pas de façon aussi systématique que Moghedien, peut-être, mais vous avez toujours préféré comme méthode l’attaque par les flancs et par l’arrière. Je me fierai à vous cette fois-ci, le temps d’écouter ce que vous avez à dire. Aussi longtemps que vous serez sous mes yeux. » Qui se fiait à Lanfear derrière soi méritait le poignard qu’il risquait fort de retrouver dans son dos. Non pas qu’elle fût quelqu’un en qui pouvoir se fier totalement même quand on la surveillait ; son humeur était au mieux changeante. « Qui d’autre est censé participer à cette réunion ? »