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Et il y avait autre chose qui serait pertinent ici – un incident qui concernait Morgan lui-même. Que pouvait-il être ? Morgan… Morgan… il n’avait virtuellement rien su de lui jusque voilà une semaine…

Oui, c’était cela. Une brève controverse qui avait amusé les media d’actualité pendant un jour ou deux, et qui devait avoir été la première fois où il avait jamais entendu le nom de Morgan.

L’ingénieur en chef du projet du pont de Gibraltar avait annoncé une innovation sensationnelle. Comme tous les véhicules seraient en guidage automatique, il n’y avait absolument aucune raison d’avoir des parapets ou des rails de sécurité au bord du tablier, les éliminer économiserait des milliers de tonnes. Bien entendu, tout le monde pensa que c’était là une idée parfaitement horrible ; que se passerait-il, demandait le public, si le guidage d’une voiture avait une panne et que le véhicule se dirige vers le bord ? L’ingénieur en chef ne manquait pas de réponses ; malheureusement, il en avait plutôt trop.

Si le guidage avait une panne, alors, comme tout le monde le savait, les freins se serreraient automatiquement, et le véhicule s’arrêterait en moins de cent mètres. Ce n’était que dans les voies les plus extérieures qu’il y avait quelque possibilité qu’une voiture pût passer par-dessus le bord ; et cela exigerait une panne totale du système de guidage, des senseurs et des freins, ce qui ne pourrait se produire même pas une fois en vingt ans.

Jusque-là, ça allait bien. Mais l’ingénieur en chef ajoutait une remarque discordante. Peut-être ne la destinait-il pas à être publiée, peut-être plaisantait-il à demi. Mais il poursuivait en disant que si un tel accident survenait, plus vite la voiture passerait par-dessus le bord sans endommager son beau pont, plus il en serait content.

Inutile de le dire, le Pont fut finalement construit avec des câbles déflecteurs au long des voies extérieures, et, pour autant que Rajasinghe le sût, personne n’avait encore fait le grand plongeon dans la Méditerranée. Morgan, cependant, paraissait suicidairement déterminé à se sacrifier à la pesanteur ici sur le Yakkagala, autrement il était difficile d’expliquer son comportement.

À présent, que faisait-il ? Il était à genoux, à côté du Trône de l’Éléphant et tenait une petite boîte rectangulaire à peu près de la forme et de la dimension d’un livre de l’ancien temps. Rajasinghe ne pouvait en saisir que de brèves visions, et la manière dont l’ingénieur l’utilisait ne paraissait avoir aucun sens. Peut-être était-ce une sorte d’instrument d’analyse, quoiqu’il ne vît pas pourquoi Morgan serait intéressé par la composition du Yakkagala.

Projetait-il de bâtir quelque chose là ? Ce ne serait pas autorisé, bien sûr, et Rajasinghe ne pouvait imaginer aucune attirance concevable pour un tel site ; les rois mégalomanes étaient heureusement rares maintenant. En tout cas, il était absolument certain, d’après les réactions de l’ingénieur, le soir précédent, que Morgan n’avait jamais entendu parler du Yakkagala avant de venir à Taprobane.

Et alors Rajasinghe, qui s’était toujours enorgueilli de sa maîtrise de soi, même dans les circonstances les plus dramatiques et les plus inattendues, poussa un cri d’horreur involontaire. Avec désinvolture, Vannevar Morgan avait fait un pas en arrière dans le vide, au delà du bord de l’escarpement.

6

L’artiste

— Amenez-moi le Persan, dit Kalidasa, dès qu’il eut retrouvé son souffle.

La montée depuis les fresques pour revenir au Trône de l’Éléphant n’était pas difficile et se faisait en parfaite sécurité maintenant que les escaliers taillés dans la paroi rocheuse abrupte avaient été enfermés entre des murs. Mais elle était fatigante ; combien d’années encore, se demandait Kalidasa, pourrait-il faire ce parcours sans aide ? Bien que des esclaves puissent le porter, cela n’allait pas avec la dignité d’un roi. Et il était intolérable que d’autres yeux que les siens puissent contempler les cent déesses et leurs cent suivantes tout aussi belles, qui composaient sa cour céleste.

Dorénavant, il y aurait toujours, nuit et jour, un garde posté à l’entrée des escaliers – le seul chemin pour descendre du palais au paradis personnel que Kalidasa avait créé. Au bout de dix ans de dur labeur, son rêve était maintenant réalisé. Quoique les moines jaloux sur leur sommet de montagne puissent prétendre à l’encontre, il était enfin un dieu.

En dépit de ses années passées sous le soleil de Taprobane, Firdaz avait toujours la peau aussi claire qu’un Romain ; aujourd’hui, alors qu’il s’inclinait devant le roi, il avait l’air encore plus pâle, et mal à l’aise. Kalidasa le considéra pensivement, puis eut l’un de ses rares sourires d’approbation.

— Vous avez bien travaillé, Persan, dit-il. Existe-t-il un artiste au monde qui pourrait faire mieux ?

L’orgueil lutta visiblement avec la prudence avant que Firdaz émît une réponse hésitante.

— Aucun que je connaisse, Majesté.

— Et vous ai-je bien payé ?

— Je suis tout à fait satisfait.

Cette réponse, se dit Kalidasa, n’était guère exacte ; il y avait eu des réclamations continuelles pour avoir plus d’argent, plus d’ouvriers, des matériaux coûteux qui ne pouvaient être obtenus que de pays lointains. Mais on ne pouvait s’attendre à ce que les artistes comprennent les problèmes économiques ni sachent comment le trésor royal avait été épuisé par le coût effroyable du palais et de son environnement.

— Et maintenant que votre travail ici est terminé, que souhaitez-vous ?

— J’aimerais avoir la permission de Votre Majesté pour retourner à Ispahan, afin que je puisse revoir ma famille.

C’était la réponse que Kalidasa avait attendue et il regrettait sincèrement la décision qu’il allait devoir prendre, mais il se trouvait beaucoup trop d’autres souverains sur la longue route de la Perse qui ne laisseraient pas le maître-artiste du Yakkagala glisser entre leurs doigts avides. Et les déesses peintes sur la paroi occidentale devaient rester à jamais sans rivales.

— Il y a un problème, dit-il nettement.

Firdaz devint encore plus pâle et ses épaules s’affaissèrent à ces paroles. Un roi n’avait pas à expliquer quoi que ce soit, mais, là, c’était un artiste qui s’adressait à un autre artiste.

— Vous m’avez aidé à devenir un dieu. Cette nouvelle a déjà atteint de nombreux pays. Si vous quittez ma protection, d’autres vous demanderont la même chose.

Durant un moment, l’artiste resta silencieux ; seul s’entendait le gémissement du vent, qui cessait rarement de se plaindre lorsqu’il rencontrait cet obstacle inattendu sur son chemin. Puis Firdaz dit :

— M’est-il donc interdit de partir ?

— Vous pouvez partir avec assez de richesses pour le reste de votre vie. Mais seulement à la condition que vous ne travailliez jamais pour aucun autre prince.

— Je suis tout prêt à faire cette promesse, répondit Firdaz avec une hâte presque inconvenante.

Avec tristesse, Kalidasa secoua la tête.

— J’ai appris à ne pas me fier aux paroles des artistes. Spécialement quand ils ne sont plus sous mon pouvoir. Il me faudra donc faire respecter cette promesse.