Lascos le suivit d’un regard flou. Kovask cessa d’aller et venir, s’assit à nouveau en face de lui :
— De quoi s’agit-il ?
— Señor, gémit Lascos.
— Vite. Je dois rentrer à Santiago.
— C’est grave, señor… Je sais que la vie de ma fille est suspendue à ce secret. Ils n’hésiteront pas. Votre sénateur ne pourra rien faire pour elle, car ils vont la garder en otage. Mervin y veillera personnellement, dès qu’il apprendra son arrestation. Et il doit déjà être au courant.
— Vous connaissiez Mervin ? s’étonna Kovask.
— Oui. Je n’ai donné son nom qu’à contrecœur, et avec précautions. Mais je l’ai rencontré à plusieurs reprises.
— Dans quelles circonstances ?
— Un mois avant le putsch. Nous avons été une vingtaine de responsables de l’économie chilienne réunis dans une propriété, au nord de Santiago, dans la banlieue d’Aconcagua.
— Des noms, je vous prie.
— Il y avait Heinrich, oui, celui qui a sauté… Corres, le patron des bouchers, Palacio…
— Celui des transporteurs ?
— Beaucoup d’autres. Je peux vous en établir une liste. Mais, ce n’est pas le plus important. Mervin nous a parlé. Il nous a dit, que le régime Allende approchait de sa fin, mais qu’il faudrait le renverser, et empêcher les masses populaires de réagir. A cette époque-là. Mervin avait l’air de douter des militaires. Il pensait que jamais ils n’oseraient aller jusqu’au bout, que bien des officiers resteraient fidèles. Il fallait que nous soyons vigilants, et il comptait sur nous.
— De quel droit ?
— Parce que nous avions touché des fonds, et il nous l’a rappelé cyniquement. Par la suite, les événements ont tourné différemment, mais tout était basé sur une insurrection des quartiers centraux. Nous devions recevoir des armes, des munitions. A cette époque, on ignoraitque les carabiniers abandonneraient si vite Allende. Ils devaient être nos premières victimes.
— Bigre. Et vous avez accepté ?
— Sans enthousiasme, oui. Mais nous l’avons fait.
— On vous à livré des armes ?
— Non. Le 11 septembre est arrivé, et a surpris tout le monde. Je crois même, que Mervin a été pris de court. Mais, je les ai vues dans le sous-sol de cette grande maison de campagne. Des milliers d’armes.
— Et à qui appartient cette propriété, à un Chilien, je suppose ?
— Non. A un Américain.
Kovask réprima une joie féroce :
— Mervin ?
— Non. A un certain Alan Decker.
— Que fait-il ?
— Il travaille à l’ambassade. Comme conseiller économique.
C’était trop beau, et Kovask se montra soupçonneux :
— Comment le savez-vous ?
— Je me suis renseigné. J’ai des amis dans le coin. Pour nous rendre dans cette propriété, ils nous ont regroupés à Vina del Mar, sous prétexte d’un banquet offert par Mervin, au nom des Chambres de commerce. Il y avait un car qui attendait devant la porte du restaurant. De là, nous sommes partis à la nuit tombée. Mais je connais bien la région d’Aconcagua, puisque ma femme est de là-bas. Je me suis repéré aisément, et par la suite, j’ai téléphoné à des amis, pour avoir confirmation de l’endroit exact où nous avions été réunis.
— Quelles étaient ces armes ?
— Des mitraillettes, des grenades à main, des mitrailleuses légères, et des mines pour les automitrailleuses des carabiniers. Toutes ces armes provenaient de Panama. Il y avait des caisses qui portaient des inscriptions. D’ailleurs, Mervin n’avait aucune crainte. Il pensait que nul ne viendrait fouiller la propriété d’un homme jouissant de l’immunité diplomatique.
— Vous pensez que ces armes y son toujours ?
— Certainement. Voyez-vous, Mervin a dû ensuite se mettre d’accord avec les généraux, et il est possible que ceux-ci aient déconseillé d’armer des gens comme moi.
— Les représentants de la classe moyenne, ricana Kovask.
— C’est ça… Tiens, j’oubliais de vous dire qu’il y avait aussi un médecin, représentant un club médical, un dentiste, des fonctionnaires, et même un curé.
— Et puis, que s’est-il passé ?
— On nous a ramenés à Vina del Mar, où nous avons retrouvé nos voitures.
— A qui deviez-vous distribuer ces armes ?
— A des amis sûrs.
Kovask se leva pour regarder par la fenêtre. Luisna venait d’arriver en voiture, et discutait avec la Mamma, en désignant ses massifs de fleurs.
— Dites-moi comment parvenir à cette propriété.
— C’est facile, car elle est sur la route qui conduit à la frontière. Dans un vallon perdu. On l’appelle Las Madrés. Je ne sais pourquoi. Vous trouverez facilement.
Puis il se mit à sangloter, la tête entre ses mains.
— Comment ai-je pu ?… Je viens de condamner ma petite fille… Je suis un misérable.
— Et de sauver cent mille dollars, dit Kovask sèchement. Ne jouez pas les Tartuffe. Votre fille, vous vous moquez de son sort dans le fond de vous-même.
— Vous êtes odieux, lança Lascos… Vous ne voulez pas la sauver…
— Si, je le ferai. Mais pour elle, pas pour vous.
Il quitta la cuisine, vit les deux femmes dans le hall.
— Tu t’en vas déjà ? demanda Luisna déçue.
— Je dois regagnez Santiago. Cesca, veillez sur Lascos. Il ne faut pas qu’il bouge d’ici.
— Ça a marché alors ?
— Oui, mais il peut le regretter dans l’heure qui suit, et je ne veux pas que cette nouvelle piste m’échappe.
Luisna le raccompagna jusqu’à la voiture :
— Quand reviendras-tu ?
CHAPITRE IX
A peine venait-il de pénétrer dans sa chambre, que le téléphone sonna. A l’autre bout, Marina Samson s’annonça, la voix bizarre.
— Le sénateur Holden veut vous voir tout de suite. Que lui avez-vous fait ? Il a l’air mécontent.
— J’arrive tout de suite.
Il descendit au rez-de-chaussée, pénétra dans les salons réservés à la commission. Il n’y avait plus que la brune secrétaire particulière dans la pièce.
— Le sénateur reçoit une dernière personne, et ensuite vous pourrez entrer.
— Que se passe-t-il ?
Elle prit un air embarrassé, regarda la porte qui la séparait de son patron avec appréhension.
— Il s’agit de cette fille, Blanca Lascos.
— Oui. Et alors ?
— Le ministre de l’Intérieur a fait faire des recherches. Elle ne figure sur aucune liste d’arrestations.
— Ça ne prouve rien, dit Kovask très sur de lui. Certains prisonniers sont enfermés dans les entrailles du stade Chile ou du Stade national, sans qu’on n’en sache rien.
— Le sénateur vous expliquera.
La porte s’ouvrait, et Holden raccompagnait un dernier visiteur visiblement soulagé.
— Entrez ! aboya-t-il à l’adresse du Commander.
Sans attendre, il retourna à son bureau. La pièce était remplie de fumée.
— Ouvrez-moi une fenêtre, s’il vous plaît.
— C’est pour cela que vous m’avez convoqué ?
— Ne faites pas de la susceptibilité. Blanca Lascos n’a pas été arrêtée, comme vous le prétendiez.
— C’est le ministre lui-même qui l’affirme ?