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— Peut-être. En tout cas, il a surtout voulu cicatriser la plaie en se jetant à corps perdu dans son œuvre de biologiste. Il a dû trouver un autre thème d'étude passionnant. Je ne sais pas exactement ce que c'était, mais ce n'était plus les bactéries. Il s'est installé en Afrique probablement parce que ce thème de travail était plus facile à traiter là-bas. Il m'a envoyé une carte postale, il expliquait juste qu'il était avec une équipe du CNRS, et qu'il bossait avec un certain Pr Rosenfeld. Je ne connais pas ce monsieur.

— Vous avez revu Edmond par la suite?

— Oui, une fois par hasard, aux Champs-Elysées. Nous avons un peu discuté. Il avait manifestement repris goût à la vie. Mais il est resté très évasif, il a éludé toutes mes questions un peu professionnelles.

— Il parait aussi qu'il écrivait une encyclopédie.

– Ça, c'est plus ancien. C'était son grand truc. Réunir toutes ses connaissances dans un ouvrage.

— Vous l'avez déjà vu?

— Non. Et je ne crois pas qu'il l'ait jamais montré à que ce soit. Connaissant Edmond, il a dû le cacher au fin fond de l'Alaska avec un dragon cracheur de feu pour le protéger. C'était son côté «grand sorcier». Jonathan se disposait à prendre congé.

— Ah! encore une question: vous savez comment faire quatre triangles équilatéraux avec six allumettes?

— Evidemment. C'était son test d'intelligence préféré.

— Alors, quelle est la solution? Jason éclata d'un grand rire.

— Alors ça, je ne vous la donnerai sûrement pas! Comme disait Edmond: «C'est à chacun de trouver seul son passage.» Et vous verrez, la satisfaction de la découverte est décuplée.

Avec toutes ces viandes sur le dos, la route semble plus longue qu'à l'aller. La troupe progresse d'un bon pas pour ne pas être surprise par les rigueurs de la nuit. Les fourmis sont capables de travailler vingt-quatre heures sur vingt-quatre de mars à novembre sans le moindre repos; cependant chaque chute de température les endort. C'est pourquoi il est assez rare de voir une expédition partir pour plus d'une journée. Longtemps la cité de fourmis rousses avait planché sur ce problème. Elle savait qu'il était important d'étendre les territoires de chasse et de connaître les pays lointains, où poussent d'autres plantes et où vivent d'autres animaux avec d'autres mœurs. Au huit cent cinquantième millénaire, Bi-stin-ga, une reine rousse de la dynastie Ga (dynastie de l'Est, disparue depuis cent mille ans), avait eu la folle ambition de connaître les «extrémités» du monde. Elle avait envoyé des centaines d'expéditions aux quatre points cardinaux. Aucune n'était jamais revenue.

L'actuelle reine, Belo-kiu-kiuni, n'était pas aussi gourmande. Sa curiosité se contentait de la découverte de ces petits coléoptères dorés qui ressemblent à des pierres précieuses (et qu'on trouve dans le Sud profond), ou de la contemplation des plantes carnivores qu'on lui ramenait parfois vivantes avec les racines et qu'elle espérait réussir un jour à apprivoiser. Belo-kiu-kiuni savait que la meilleure manière de connaître de nouveaux territoires était encore d'agrandir la Fédération. Toujours plus d'expéditions longue distance, toujours plus de cités filles, toujours plus de postes avancés et on livre la guerre à tous ceux qui prétendraient empêcher cette progression.

Certes la conquête du bout du monde serait longue, mais cette politique de petits pas opiniâtres était en parfait accord avec la philosophie générale des fourmis. «Lentement mais toujours en avant.» Aujourd'hui la fédération de Bel-o-kan comprenait 64 cités filles. 64 cités sous la même odeur. 64 cités reliées par un réseau de 125 kilomètres de pistes creusées et de 780 kilomètres de pistes odorantes. 64 cités solidaires pendant les batailles comme pendant les famines.

Le concept de fédération de cités permettait à certaines villes de se spécialiser. Et Belo-kiu-kiuni rêvait même de voir un jour une cité ne traiter que de céréales, une autre ne pourvoir qu'aux viandes, une troisième ne s'occuper que de la guerre. On n'en était pas encore là. C'était en tout cas un concept qui s'accordait bien avec un autre principe de la philosophie globale des fourmis. «L'avenir appartient aux spécialistes.». Les exploratrices sont encore loin des poste avancés. Elles forcent l'allure. Quand elles repassent près de la plante Carnivore, une guerrière propose qu'on la déracine pour la ramener à Belo-kiu-kiuni. Agora antennaire. Elles discutent en émettant et en recevant de minuscules molécules volatiles et odorantes. Les phéromones. Des hormones, en fait, qui arrivent à sortir de leurs corps. On pourrait visualiser chacune de ces molécules comme un bocal où chaque poisson serait un mot. Grâce aux phéromones, les fourmis se livrent à des dialogues dont les nuances sont pratiquement infinies. A voir la nervosité des mouvements d'antennes, le débat semble animé.

— C'est trop encombrant.

— Mère ne connaît pas ce genre de plante.

— On risque d'avoir des pertes et ce seront des bras en moins pour transporter le butin.

— Lorsqu'on aura apprivoisé les plantes carnivores ce seront des armes à part entière,

on pourra tenir des fronts rien qu'en les plantant alignées.

— On est fatiguées et la nuit va tomber. Elles décident de renoncer, contournent la plante et poursuivent leur route. Comme leur groupe approche d'un bosquet fleuri, le 327e mâle, qui se trouve à l'arrière, repère une pâquerette rouge. Il n'a jamais vu un tel spécimen. Il n'y a pas à hésiter.

— On n'a pas eu la dionée mais on va ramener ça.

Il se laisse distancer un instant et découpe précautionneusement la tige de la fleur. Tchlic! Puis serrant fort sa découverte, il court pour rattraper ses collègues. Seulement de collègues, il n'y en a plus. L'expédition numéro un de la nouvelle année est certes en face de lui, mais dans quel état… Choc émotionnel. Stress. Les pattes de 327e se mettent à trembler. Toutes ses compagnes gisent mortes. Qu'a-t-il bien pu se passer? L'attaque a dû être foudroyante. Elles n'ont même pas eu le temps de se mettre en position de combat, toutes sont encore en formation «serpent grosse tête».

Il inspecte les corps. Aucun jet d'acide n'a été tiré. Les fourmis rousses n'ont même pas eu le temps de lâcher leurs phéromones d'alerte.

Le 327e mâle mène l'enquête.

Il fouille les antennes du cadavre d'une sœur. Contact olfactif. Aucune image chimique n'a été enregistrée Elles marchaient et puis soudain: coupure.

Il faut comprendre, il faut comprendre. Il y a forcément une explication. D'abord nettoyer l'outil sensoriel. A l'aide des deux griffes courbes de sa patte avant, il racle ses tiges frontales, retirant la mousse acide produite par son début de stress. Il les replie vers sa bouche et les lèche. Il les essuie sur le petit éperon brosse subtilement placé par la nature en haut de son troisième coude.

Puis il abaisse ses antennes propres à la hauteur de ses yeux et les active doucement à 300 vibrations/ seconde. Rien. Il augmente le mouvement: 500, 1000, 2 000, 5 000, 8000 vibrations/ seconde. Il est aux deux tiers de sa puissance réceptrice.

Instantanément, il recueille les plus infimes effluves flottant aux alentours: vapeurs de rosée, pollens, spores, et une petite odeur qu'il a déjà sentie mais qu'il a du mal à identifier.

Il accélère encore. Puissance maximale: 12000 vibrations/seconde. En virevoltant, ses antennes engendrent des petits courants d'airs aspirants qui drainent à lui toutes les poussières.

Ça y est: il a identifié ce parfum léger. C'est l'odeur des coupables. Oui, ce ne peut être qu'elles, les impitoyables voisines du Nord qui ont déjà causé tant de soucis l'année dernière.

Elles: les fourmis naines de Shi-gae-pou…

Elles sont donc déjà réveillées, elles aussi. Elles ont dû tendre une embuscade et utiliser une nouvelle arme foudroyante. Il n'y a pas une seconde à perdre, il faut alerter toute la Fédération.