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– Impossible, soit, mais faites-le. Souvenez-vous que, pour la première fois, il est consterné de vous avoir fait de tels affronts, jamais encore il n’avait compris ses torts aussi profondément! Il dit: «Si elle refuse de venir, je serai toujours malheureux.» Vous entendez: un condamné à vingt ans de travaux forcés songe encore au bonheur, cela ne fait-il pas pitié? Songez que vous allez voir une victime innocente, dit Aliocha avec un air de défi. Ses mains sont nettes de sang. Au nom de toutes les souffrances qui l’attendent, allez le voir maintenant! Venez, conduisez-le dans les ténèbres, montrez-vous seulement sur le seuil… Vous devez, vous devez le faire, conclut Aliocha en insistant avec énergie sur le mot «devez».

– Je dois… mais je ne peux pas…, gémit Katia; il me regardera… Non, je ne peux pas.

– Vos regards doivent se rencontrer. Comment pourrez-vous vivre désormais, si vous refusez maintenant?

– Plutôt souffrir toute ma vie.

– Vous devez venir, il le faut, insista de nouveau Aliocha, inflexible.

– Mais pourquoi aujourd’hui, pourquoi tout de suite?… Je ne puis pas abandonner le malade…

– Vous le pouvez, pour un moment, ce ne sera pas long. Si vous ne venez pas, Dmitri aura le délire cette nuit. Je ne vous mens pas, ayez pitié!

– Ayez pitié de moi! dit avec amertume Katia, et elle fondit en larmes.

– Alors vous viendrez! proféra fermement Aliocha en la voyant pleurer. Je vais lui dire que vous venez tout de suite.

– Non, pour rien au monde, ne lui en parlez pas! s’écria Katia avec effroi. J’irai, mais ne le lui dites pas à l’avance, car peut-être n’entrerai-je pas… Je ne sais pas encore.»

Sa voix se brisa. Elle respirait avec peine. Aliocha se leva pour partir.

«Et si je rencontrais quelqu’un? dit-elle tout à coup, en pâlissant de nouveau.

– C’est pourquoi il faut venir tout de suite; il n’y aura personne, soyez tranquille. Nous vous attendrons», conclut-il avec fermeté; et il sortit.

II. Pour un instant le mensonge devint vérité

Il se hâta vers l’hôpital où était maintenant Mitia. Le surlendemain du jugement, ayant contracté une fièvre nerveuse, on l’avait transporté à l’hôpital, dans la division des détenus. Mais le Dr Varvinski, à la demande d’Aliocha, de Mme Khokhlakov, de Lise et d’autres, fit placer Mitia dans une chambre à part, celle qu’occupait naguère Smerdiakov. À vrai dire, au fond du corridor se tenait un factionnaire, et la fenêtre était grillée; Varvinski pouvait donc être rassuré sur les suites de cette complaisance un peu illégale. Bon et compatissant, il comprenait combien c’était dur pour Mitia d’entrer sans transition dans la société des malfaiteurs, et qu’il lui fallait d’abord s’y habituer. Les visites étaient autorisées en sous-main par le médecin, le surveillant et même l’ispravnik, mais seuls Aliocha et Grouchegnka venaient voir Mitia. À deux reprises, Rakitine avait tenté de s’introduire, mais Mitia pria instamment Varvinski de ne pas le laisser entrer.

Aliocha trouva son frère assis sur sa couchette, en robe de chambre, la tête entourée d’une serviette mouillée d’eau et de vinaigre; il avait un peu de fièvre. Il jeta sur Aliocha un regard vague où perçait une sorte d’effroi.

En général, depuis sa condamnation, il était devenu pensif. Parfois, il restait une demi-heure sans rien dire, paraissant se livrer à une méditation douloureuse, oubliant son interlocuteur. S’il sortait de sa rêverie, c’était toujours à l’improviste et pour parler d’autre chose que ce dont il fallait. Parfois, il regardait son frère avec compassion et semblait moins à l’aise avec lui qu’avec Grouchegnka. À vrai dire, il ne parlait guère à celle-ci, mais dès qu’elle entrait, son visage s’illuminait. Aliocha s’assit en silence à côté de lui. Dmitri l’attendait avec impatience, pourtant il n’osait l’interroger. Il estimait impossible que Katia consentît à venir, tout en sentant que si elle ne venait pas, sa douleur serait intolérable. Aliocha comprenait ses sentiments.

«Il paraît que Tryphon Borissytch a presque démoli son auberge, dit fiévreusement Mitia. Il soulève les feuilles des parquets, arrache des planches; il a démonté toute sa galerie, morceau par morceau, dans l’espoir de trouver un trésor, les quinze cents roubles qu’à en croire le procureur j’aurais cachés là-bas. Sitôt de retour, on dit qu’il s’est mis à l’œuvre. C’est bien fait pour le coquin. Je l’ai appris hier d’un gardien qui est de là-bas.

– Écoute, dit Aliocha, elle viendra, je ne sais quand, peut-être aujourd’hui, ou dans quelques jours, je l’ignore. Mais elle viendra, c’est sûr.»

Mitia tressaillit, il aurait voulu parler, mais garda le silence. Cette nouvelle le bouleversait. On voyait qu’il était anxieux de connaître les détails de la conversation, tout en redoutant de les demander; un mot cruel ou dédaigneux de Katia eût été pour lui, en ce moment, un coup de poignard.

«Elle m’a dit, entre autres, de tranquilliser ta conscience au sujet de l’évasion. Si Ivan n’est pas guéri à ce moment, c’est elle qui s’en occupera.

– Tu m’en as déjà parlé, fit observer Mitia.

– Et toi, tu l’as déjà répété à Grouchegnka.

– Oui, avoua Mitia, avec un regard timide à son frère. Elle ne viendra que ce soir. Quand je lui ai dit que Katia agissait, elle s’est tue d’abord, les lèvres contractées; puis elle a murmuré: «Soit!» Elle a compris que c’était grave. Je n’ai pas osé la questionner. Maintenant elle paraît comprendre que ce n’est pas moi, mais Ivan que Katia aime.

– Vraiment?

– Peut-être que non. En tout cas, elle ne viendra pas ce matin; je l’ai chargée d’une commission… Écoute, Ivan est notre esprit supérieur, c’est à lui de vivre, pas à nous. Il guérira.

– Figure-toi que Katia, malgré ses alarmes, ne doute presque pas de sa guérison.

– Alors, c’est qu’elle est persuadée qu’il mourra. C’est la frayeur qui lui inspire cette conviction.

– Ivan est de constitution robuste. Moi aussi, j’ai bon espoir, dit Aliocha non sans appréhension.

– Oui, il guérira. Mais elle a la conviction qu’il mourra. Elle doit beaucoup souffrir.»

Il y eut un silence. Une grave préoccupation tourmentait Mitia.

«Aliocha, j’aime passionnément Grouchegnka, dit-il tout à coup d’une voix tremblante, où il y avait des larmes.

– On ne la laissera pas avec toi, là-bas.

– Je voulais te dire encore, poursuivit Mitia d’une voix vibrante, si l’on me bat en route ou là-bas, je ne le supporterai pas, je tuerai et l’on me fusillera. Et c’est pour vingt ans! Ici, les gardiens me tutoient déjà. Toute cette nuit j’ai réfléchi, eh bien, je ne suis pas prêt! C’est au-dessus de mes forces! Moi qui voulais chanter un hymne, je ne puis supporter le tutoiement des gardiens. J’aurais tout enduré pour l’amour de Grouchegnka, tout… sauf les coups… Mais on ne la laissera pas entrer là-bas

Aliocha sourit doucement.

«Écoute, frère, une fois pour toutes, voici mon opinion à cet égard. Tu sais que je ne mens pas. Tu n’es pas prêt pour une pareille croix, elle n’est pas faite pour toi. Bien plus, tu n’as pas besoin d’une épreuve aussi douloureuse. Si tu avais tué ton père, je regretterais de te voir repousser l’expiation. Mais tu es innocent et cette croix est trop lourde pour toi. Puisque tu voulais te régénérer par la souffrance, garde toujours présent, partout où tu vivras, cet idéal de la régénération; cela suffira. Le fait de t’être dérobé à cette terrible épreuve servira seulement à te faire sentir un devoir plus grand encore, et ce sentiment continuel contribuera peut-être davantage à ta régénération que si tu étais allé là-bas. Car tu ne supporterais pas les souffrances du bagne, tu récriminerais, peut-être finirais-tu par dire: «Je suis quitte.» L’avocat a dit vrai en ce sens. Tous n’endurent pas de lourds fardeaux; il y a des êtres qui succombent… Voilà mon opinion, puisque tu désires tant la connaître. Si ton évasion devait coûter cher à d’autres officiers et soldats, «je ne te permettrais pas» (Aliocha sourit) de t’évader. Mais on assure (le chef d’étape lui-même l’a dit à Ivan) qu’en s’y prenant bien il n’y aura pas de sanctions sévères, et qu’ils s’en tireront à bon compte. Certes, il est malhonnête de corrompre les consciences, même dans ce cas, mais ici je m’abstiendrai de juger, car si, par exemple, Ivan et Katia m’avaient confié un rôle dans cette affaire, je n’aurais pas hésité à employer la corruption: je dois te dire toute la vérité. Aussi, n’est-ce pas à moi à juger ta manière d’agir. Mais sache que je ne te condamnerai jamais. D’ailleurs, c’est étrange, comment pourrais-je être ton juge en cette affaire? Eh bien, je crois avoir tout examiné.