Выбрать главу

– Où coucherai-je?

– Où auriez-vous couché, si vous ne m’aviez pas rencontré, Jean-Baptiste? Ne nous noyons pas dans les détails. Quand le digne magistrat vous aura prié de passer votre chemin, tout sera dit: vous aurez gagné la somme et les droits à ma reconnaissance éternelle.

Le jeune Alsacien réfléchissait. Sa pensée, un peu confuse, ne voyait absolument rien de compromettant dans la démarche insignifiante qu’on lui demandait. Ce qui l’inquiétait, c’était la grandeur de la récompense promise à un si faible travail. M. Lecoq se leva et jeta sa serviette. Huit heures sonnaient.

– J’ai dit, déclama-t-il. Maintenant l’amour m’appelle.

– Si je savais, murmura J.-B. Schwartz, qu’il n’y a rien autre chose que de l’amour là-dessous!

– Je suppose, bonhomme, fit sévèrement le commis voyageur, que vous ne suspectez ni mon honneur ni mes opinions politiques!

J.-B. Schwartz n’avait pas songé aux opinions politiques de M. Lecoq. Il eût donné beaucoup pour avoir sa nuit devant lui et pouvoir réfléchir. Mais M. Lecoq bouclait sa malle après avoir payé sa note. Tout était prêt, rien ne traînait, sauf la canne de jonc à pomme d’argent, oubliée à dessein dans un coin.

M. Lecoq descendit en sifflant un air; J.-B. Schwartz le suivit. L’équipage du commis voyageur de la maison Berthier et Cie, brevetée pour les caisses à défense et à secret, coffres-forts, serrures à combinaisons, etc., était une méchante carriole, mais son petit cheval breton semblait plein de feu.

– Donnez-vous des arrhes? prononça faiblement le jeune Alsacien au moment où son compagnon mettait le pied sur le montoir.

– Pas un fifrelin, Jean-Baptiste, hé! répondit M. Lecoq. Je ne vous cache pas que vos hésitations me déplaisent. Dites oui ou non, bonhomme…

– Si je faisais la chose, demanda J.-B. Schwartz, où vous rejoindrais-je?

– Dites-vous oui?

– Non…

– Alors, que le diable t’emporte, Normand d’Alsace!… À l’avantage!

– Mais je ne dis pas non.

M. Lecoq prit en main les rênes. Schwartz faisait pitié. Pour le même prix, il eût vendu la chair de ses bras, ses dents qu’il avait longues, sa forêt de cheveux ou peut-être le salut de son âme. Mais il avait peur de mal faire, dans le sens que la loi attache à ce mot.

– Gare! cria M. Lecoq qui fit claquer son fouet.

– Je dis oui… balbutia Schwartz avec abattement. Lecoq se pencha vers lui et lui caressa la joue.

– Petite bagasse! fit-il en prenant pour une fois le pur accent de la Cannebière. Nous y voilà, Jean-Baptiste, hé?… Ta nuit ne sera pas longue. À deux heures du matin, tu sortiras de Caen par le pont de Vaucelles; tu feras une lieue de pays en te promenant sur la route d’Alençon. À trois heures juste, je serai en avant du village d’Allemagne, dans le bois qui est à droite de la route… À bientôt, bonhomme, et dis ta leçon, ni plus ni moins… Hue, Coquet!

Coquet fit feu des quatre pieds et partit comme un trait, pendant que la fille, les garçons, maman Brûlé, papa Brûlé et les petits Brûlé souhaitaient à grands cris bon voyage. Les soirées de juin sont longues. Il faisait encore jour quand M. Lecoq et son fringant bidet breton quittèrent la cour du Coq hardi, laissant ce malheureux J.-B. Schwartz au labeur de ses réflexions. M. Lecoq avait le cure-dents à la bouche et claquait son fouet comme un vainqueur en descendant les petites rues qui mènent à la rivière. Oh! le gai luron! Il souriait aux fillettes, il envoyait des baisers aux marchandes sur le pas de leur porte, il provoquait les gamins et disait: «Gare là, papa!» aux gens qui se dérangeaient pour le laisser passer.

Et figurez-vous qu’on le connaissait bien. La caisse, vendue par lui à M. Bancelle, le riche banquier, était célèbre dans la ville de Caen: une caisse-fée qui défiait les voleurs et vous saisissait le bras du coquin comme un gendarme! Paris ne sait qu’inventer! Le coffre-fort coûtait cher; les négociations avaient duré du temps. D’autres richards se tâtaient déjà pour acquérir un meuble si utile. À Caen on ignorait le nom de Berthier et Cie; on disait tout bonnement la caisse Lecoq. M. Lecoq était un jeune homme illustre.

On disait, sur le passage de la carriole: «C’est M. Lecoq qui s’en va pour vendre d’autres caisses. Celui-là n’est pas embarrassé. Il n’a affaire qu’aux calés!»

Quand M. Lecoq sortit de la ville, à la brune, par le pont de Vaucelles, il avait des centaines de témoins, prêts à constater son départ.

Cela prouve peu, puisque en définitive, on peut revenir. Mais les circonstances insignifiantes sont comme les petits ruisseaux qui font les grandes rivières.

Tant que le crépuscule dura, M. Lecoq maintint son bidet au grand trot; il adressa la parole à tous les charretiers qu’il croisa. La nuit venue, à trois quarts de lieue des faubourgs, il mit pied à terre à la porte d’une auberge pour allumer ostensiblement ses lanternes.

– Une jolie biquette, dit l’aubergiste en tapant la croupe de Coquet.

– Ça va trotter du même pas jusqu’à Alençon, répliqua M. Lecoq. Et hue!

À cinq cents pas de l’auberge il y avait un coude, et un taillis de châtaigniers s’étendait sur la droite. M. Lecoq arrêta brusquement son cheval, dès qu’il eut tourné le coude. Il regarda en avant, il écouta en arrière. La route était déserte. M. Lecoq sauta hors de sa carriole; il prit Coquet par la bride et le mena en plein taillis, par un petit sentier où la voiture avait peine à passer. Ce sentier lui-même fut abandonné à la première éclaircie. Coquet, violemment attiré, fit trou dans le taillis et la carriole se trouva hors de la voie. En plein jour, on l’aurait vue aisément, mais la nuit, tout ce qui n’est pas dans le chemin tracé disparaît sous bois.

M. Lecoq détela son cheval, fit avec lui deux ou trois cents pas dans le taillis et l’attacha enfin au plus épais du fourré. Cette besogne accomplie, il revint à la carriole. En un tour de main, son glorieux pantalon à carreaux fut remplacé par un pantalon d’ouvrier en cotonnade bleue, tout usé aux genoux; au lieu de son élégante jaquette de voyage, il mit une blouse de toile et se coiffa d’un gros bonnet de laine rousse qu’il rabattit sur ses yeux.

Singulier accoutrement pour un rendez-vous d’amour!

M. Lecoq ôta ses bottes; il chaussa des pantoufles de lisière et, par-dessus, de bons souliers ferrés.

Nous affirmons que sa maîtresse elle-même aurait pu passer près de lui sans le reconnaître. Il se mit en marche. C’était, en perfection, un épais balourd du Calvados, demi paysan, demi citadin.

M. Lecoq regagna la route, et piqua vers Caen d’un pas pesant. Il était neuf heures et demie.

À dix heures moins quelques minutes, un homme sortit tout à coup de la boutique d’un marchand de curiosités, située sur cette place des Acacias, au quartier Saint-Martin, où demeurait le commissaire de police Schwartz. Cet homme portait une blouse de paysan et un bonnet de laine rousse. Sa marche ne faisait point de bruit, parce qu’il était chaussé de lisière. Il traversa la place rapidement et prit sous un banc une paire de gros souliers ferrés.