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Comme dix heures sonnaient, le même homme, chaussé en pataud et faisant sonner contre le pavé les gros clous de ses galoches, arriva sur la place de la Préfecture, où la musique des frères Franconi hurlait ses dernières notes. La représentation s’achevait. Le pataud qui avait un pantalon de cotonnade bleue usée aux genoux, une blouse grise et son bonnet de laine, s’assit sur une borne, au coin de l’église. Le commissaire de police Schwartz sortit du cirque un des premiers et se dirigea tout de suite vers le quartier Saint-Martin. Le pataud le suivit à distance. À moitié chemin de chez lui, dans la rue Guillaume-le-Conquérant, le commissaire de police fut accosté timidement par un pauvre garçon qui sembla l’implorer. Le pataud pressa le pas. Le commissaire de police répondit au pauvre hère d’un ton d’impatience et de dureté:

– On ne vient pas dans une ville ainsi, sans savoir! Je ne peux rien pour vous.

Aussitôt J.-B. Schwartz, avec plus d’aplomb qu’on n’en aurait pu attendre de ses récentes perplexités, plaça la leçon apprise. Il parla de M. Lecoq, son protecteur, de la caisse Bancelle et du malheureux hasard qui faisait que justement, ce soir même, M. Lecoq était en route pour Alençon.

Le commissaire de police répliqua:

– Je ne connais pas votre M. Lecoq et tout cela ne me regarde pas: laissez-moi tranquille!

Ce que fit J.-B. Schwartz, qui avait gagné cent francs.

Le pataud, arrêté dans l’ombre d’un porche, avait écouté cette conversation fort attentivement. Quand le commissaire de police et notre J.-B. Schwartz se séparèrent, il ne suivit ni l’un ni l’autre et s’engagea dans le réseau de petites rues tortueuses qui s’étend à droite de la place Fontette. Il marchait rapidement désormais et avait l’air fort préoccupé. Un cabaret restait ouvert au fond du cul-de-sac Saint-Claude. Le pataud mit son œil aux carreaux fumeux que protégeaient des rideaux de toile à matelas; il entra. Le taudis était vide, sauf un homme qui comptait des sous derrière le comptoir.

– Sommes-nous prêt, papa Lambert? demanda M. Lecoq, que chacun a reconnu sous sa blouse.

Au lieu de répondre, le cabaretier dit:

– Avez-vous la chose, Toulonnais?

M. Lecoq frappa sur un objet qui faisait bosse sous sa blouse. L’objet rendit un son métallique. Le cabaretier éteignit sa lampe et ils sortirent tous deux.

III Cinquante dons Juans

Il nous faut rétrograder de quelques heures pour parler d’une chose encore plus célèbre que la caisse à secret et à défense de M. Bancelle. En ce temps-là, Caen était une ville un peu tapageuse: les étudiants et les militaires faisaient beaucoup de bruit autour des jolies femmes. La plus jolie personne de Caen, la plus belle aussi, c’était Julie Maynotte, femme du ciseleur sur acier. La jeunesse dorée de Caen désertait le grand cours et le cours de la préfecture pour croiser sous les arbres lointains de la place des Acacias, depuis qu’André Maynotte avait ouvert, au coin de la promenade, un modeste magasin d’arquebuserie et de curiosités qui s’achalandait rapidement.

Les officiers de toutes armes, car la division militaire n’avait pas encore été transférée à Rouen, les étudiants des diverses facultés et les lions du commerce se faisaient connaisseurs à l’unanimité et venaient admirer, du matin au soir, les objets modernes ou antiques, disposés dans la montre étroite. André Maynotte, étranger à la ville de Caen, vendait des pistolets, des fleurets, des masques, des gants fourrés, en même temps que des fines lames espagnoles ou milanaises, des bahuts, des pierres gravées, des porcelaines et des émaux. Je ne prétends pas dire, néanmoins, que l’éblouissante beauté de sa jeune femme ne fût pas pour quelque chose dans le succès vraiment précoce d’une pareille industrie. Julie Maynotte, suave comme une vierge-mère de Raphaël avec un petit ange dans ses bras, avait été pour la maison une merveilleuse enseigne. Ces dames vont où courent ces messieurs; la belle Julie rajeunissait avec une adresse de fée les dentelles de prix et les guipures authentiques, elle rendait aux soieries leurs couleurs, elle restituait aux tissus de l’Inde l’éclat premier de leurs broderies. Il y avait deux opinions parmi ces dames. Celles qui n’étaient pas mal disaient: «Elle n’a rien d’étonnant»; celles qui étaient véritablement jolies et celles qui étaient franchement laides, réunies en un même sentiment, par des motifs fort opposés, la déclaraient délicieuse. Et toutes s’occupaient d’elle. Il faut de ces dissensions pour faire un succès. La maison prospérait.

Et vraiment André Maynotte, fier et vaillant garçon, tout jeune comme sa femme, intelligent, robuste, ardent, très amoureux, et qui n’eût point souffert que la vogue dépassât certaines bornes, n’avait pas trop à se plaindre. Julie, tendre et sage, le rendait le plus heureux des hommes. Les gentilshommes du commerce, les étudiants et les officiers admiraient de loin. Ces trois catégories de triomphateurs entreprennent moins qu’on ne le suppose.

Il nous faut ajouter cependant que le commissaire de police, M. Schwartz, habitait le premier étage de la maison dont les Maynotte occupaient le rez-de-chaussée. Ces voisinages protègent aussi la vertu.

De ce qui précède, le lecteur a sans doute conclu que la chose plus célèbre que le coffre-fort de M. Bancelle, à Caen, était l’exquise beauté de Julie Maynotte. Erreur! Pour faire concurrence à la fameuse caisse du banquier, c’était un objet matériel qu’il faut, et nous avons parlé des Maynotte, parce que l’objet resplendissait à la montre de leur boutique. L’objet était un brassard de Milan, ou, pour parler mieux le langage technique, un gantelet plein, composé du gant, de la garniture du poignet, articulé, et du brassard ou fourreau d’acier, destiné à emboîter l’avant-bras jusqu’au-dessus du coude. La pièce entière, damasquinée, or et argent brûlés, clouée de rubis aux jointures et ciselée dans la vigoureuse manière des armuriers du quatorzième siècle, était une œuvre à la fois très apparente et très méritante, faite pour attirer le regard des profanes aussi bien que l’attention des connaisseurs.

Caen tout entier connaissait déjà le brassard qu’André Maynotte avait eu dans un lot de vieille ferraille, et qui, restauré par ses mains habiles, trônait à sa montre depuis huit jours. L’opinion générale était que, dans la ville, on n’aurait pu trouver un amateur assez riche pour payer le prix d’une pareille rareté, tant à cause du travail que pour la valeur intrinsèque des métaux et des pierres fines qui contribuaient à son ornementation. On chiffrait des sommes folles, et les mieux instruits affirmaient qu’André Maynotte allait faire le voyage de Paris pour vendre son brassard au roi, directeur honoraire du musée du Louvre.

C’était à peu près l’heure où notre J.-B. Schwartz rencontrait ce brillant M. Lecoq sur le quai de l’Orne. Cinquante paires de lunettes, lunettes du commerce, lunettes de l’école, lunettes de l’armée, étaient braquées sur la montre d’André Maynotte où l’illustre brassard étalait ses dorures historiées entre une hache d’armes et un casse-tête, sous les festons formés par les dentelles de Julie. Ces cinquante paires de lunettes se promenaient sous les tilleuls de la place des Acacias; elles cherchaient toutes derrière la ferraille et les guipures une charmante vision qui trop rarement s’apercevait, car Julie Maynotte fuyait devant cette vogue un peu embarrassante et se tenait avec son enfant dans l’arrière-boutique. André travaillait en chantant devant son établi, réparant une paire de pistolets de tir et répondant çà et là par un signe de tête courtois au bonjour de ses clients.

La plupart des paires de lunettes, en effet, briguaient le salut d’André; cela donnait bon air. Il y avait là de gracieuses figures, en dépit du stupide outrage des besicles; il y avait des joues roses, des tailles souples et fines: les jolis jeunes gens ne manquent pas plus à Caen qu’ailleurs, et tous ces chers garçons, depuis le premier jusqu’au dernier, auraient vidé leurs poches avec plaisir dans la main de quiconque les eût accusés de bonne foi d’avoir troublé cet invulnérable ménage d’artisans. La gloire!