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C’était un caractère doux, simple et tendre, mais c’était une intelligence d’élite. Sa vie, jusqu’alors, n’avait point manqué d’aventures, car il venait de loin et il avait fallu tout un roman sombre et mystérieux pour mettre dans ses bras d’artisan, la fille déshéritée d’une noble race; mais ce roman s’était noué en quelque sorte au gré de la destinée. André et Julie avaient dans leur passé d’étranges périls, évités, mais point de combats. André en était encore à éprouver sa force. À de certaines heures, il avait conscience de l’énergie indomptable qui était en lui à l’état latent et qu’aucun danger suprême n’avait encore sollicitée.

Alors, il se redressait dans sa puissance inconnue, croyant rêver; il défiait l’avenir, il appelait la bataille, car toute victoire a des couronnes! C’était un de ces instants. André rêvait de luttes futures et s’étonnait du mystérieux besoin qu’il avait de bondir dans l’arène.

Deux heures sonnant, un homme traversa le pont de Vaucelles et s’arrêta au milieu, jetant un regard rapide devant et derrière lui. Les alentours étaient déserts. L’homme dépouilla lestement une blouse grise qu’il portait, la roula avec son bonnet de laine rousse et lança le paquet dans la rivière, après y avoir attaché un fort caillou. Puis, vêtu qu’il était d’un pantalon de cotonnade bleue, tête nue et en bras de chemise, il prit à travers champs sur la droite de la route d’Alençon. Il avait quelque chose dans un foulard: ce n’était ni dur ni lourd et cela ne le gênait point pour sauter les talus. Il marchait très vite, quand il trouvait un couvert; en plaine, il allait les mains dans ses poches, le dos voûté; les jambes flageolantes; vous eussiez dit un paysan ivre qui a perdu le chemin de son logis. Cela se rencontre en Normandie comme ailleurs.

Il faisait de longs détours pour éviter les métairies parsemées dans la campagne. Un chien qui hurlait au loin l’arrêtait tout tremblant. Ses yeux vifs et inquiets perçaient la nuit. Nous avons déjà vu M. Lecoq dans des situations bizarres et difficiles: sa conversation avec J.-B. Schwartz, le mensonge de son rendez-vous amoureux, son voyage interrompu, le soin qu’il avait pris de cacher sa voiture et son cheval, son déguisement, son retour à la ville, son affût sous la porte cochère pour épier le passage du commissaire de police et surveiller la façon dont le même J.-B. Schwartz accomplirait sa mission, en apparence si futile; enfin, sa visite au papa Lambert, le cabaretier du cul-de-sac Saint-Claude, nous ont mis surabondamment à même de deviner que M. Lecoq faisait un autre métier que celui de commis voyageur en coffres-forts. Dans ces diverses circonstances, qui toutes dénonçaient une bataille prochaine, la physionomie de M. Lecoq, pour nous, ne s’est point démentie: nous avons vu un gaillard hardi, résolu froidement et portant dans l’accomplissement d’un périlleux projet une sorte de gaieté de mauvais goût.

Tel était l’homme, en effet, mais il y a l’affaissement qui suit la bataille gagnée; il y a surtout le poids énorme du butin conquis. Regardez autour de vous et voyez la différence profonde qui existe entre le combattant fanfaron, espérant tout, ne craignant rien – et le vainqueur qui a désormais quelque chose à perdre.

Ce foulard, noué aux quatre coins, mis dans une balance, n’aurait pas enlevé le poids d’un kilogramme. Il écrasait pourtant M. Lecoq, au point que nous aurions eu peine à le reconnaître. Cet effronté luron de tout à l’heure, nous l’eussions retrouvé inquiet, craintif, malade. Son front avait de la sueur froide. De loin, il prenait les chênes pour des gendarmes.

Par moments, il parlait tout seul; il parlait de J.-B. Schwartz, du papa Lambert, le cabaretier du cul-de-sac Saint-Claude, et d’un autre personnage encore qu’il désignait sous ce nom bizarre: l’Habit-Noir. Il disait: «Une autre fois, je ne partagerai avec personne!…» Et le bruit d’une branche, agitée par le vent, lui donnait le frisson – et le pas furtif d’un lièvre arrêtait le souffle dans sa poitrine.

La nuit est pleine de ces voix qui font peur. Il y a surtout les rameaux de certains chênes qui conservent en plein été les feuilles de l’autre année. Quand la brise les touche, ils sonnent sec, comme si la marche d’un homme les écartait tout à coup.

M. Lecoq, nous pouvons l’affirmer, n’en était pas à sa première affaire, mais il n’avait que vingt-deux ans, et nous le verrons mûrir.

Il arriva au taillis sans avoir rencontré âme qui vive. Le cheval broutait, la carriole était à son poste. M. Lecoq poussa un soupir de soulagement quand il eut repris possession de son pantalon à carreaux, de son gilet brillant et de sa fine jaquette. Le plus fort était fait, manifestement: le sang-froid revenait. Ce fut d’un air déjà crâne qu’il posa sur l’oreille sa casquette de voyage.

Quelques minutes après, Coquet, qui n’était, lui, ni plus ni moins fier qu’auparavant, galopait sur la grande route. À une demi-lieue de là, M. Lecoq mit pied à terre. La nuit était encore épaisse, bien que l’orient prît déjà cette teinte grise qui annonce l’aube. Il y avait à gauche du chemin une ferme où tout dormait. M. Lecoq attacha une pierre à sa culotte de cotonnade bleue, roulée en paquet: il franchit la murette de la cour et jeta son paquet dans le puits.

Quand il eut accompli ce dernier soin et que Coquet reprit le galop, M. Lecoq siffla, ma foi, un air de vaudeville en dénouant son fameux foulard.

J.-B. Schwartz aussi suivait ce même chemin, à pied et livré à des réflexions mélancoliques. Il songeait à ses cent francs et remettait en prose la fable du pot au lait de Perrette. De temps en temps, le pot au lait se cassait au choc d’une pensée triste: ce mauvais plaisant de Lecoq s’était peut-être moqué de lui. Les voyageurs de commerce pratiquent la mystification avec frénésie pour conter ensuite leurs exploits à table d’hôte. Cent francs, rien que pour éviter les suites d’un rendez-vous galant! Il y a bien des grands seigneurs qui ne couvrent pas si fastueusement leurs équipées!

Cent francs! quel commerce allait-il établir? Cent francs comptant! Il se sentait monter au front la sereine fierté des capitalistes.

En quittant son homonyme, le commissaire de police, J.-B. Schwartz avait flâné un petit peu le long des rues désertes. Il avait même regardé l’Orne qui passait sous le pont poursuivant sa route vers la mer. Ainsi fait la monnaie, disséminée dans les pauvres bourses: elle va toute, mais toute, par une pente naturelle et fatale, vers ces caisses opulentes, vastes rivières qui réunissent les filets d’or épars. En fait d’argent, J.-B. Schwartz était un penseur et un philosophe; il avait deviné la loi de gravitation qui pousse les sous vers les louis.

Il sortit de Caen vers minuit. Trois heures de ténèbres à tuer, c’est plus qu’on ne le pense. J.-B. Schwartz s’assit bien des fois sur le bord du chemin, agitant cette question suprême: «Aurai-je mes cent francs? N’aurai-je pas mes cent francs?»

Il arriva au lieu du rendez-vous bien longtemps avant le moment fixé. Il attendit. À mesure qu’il attendait, l’espoir diminuait, car les Schwartz de provenance directe sont gens de bon sens avant tout, et la conduite de M. Lecoq outrageait la vraisemblance. Cent francs! Pourquoi cent francs? Moyennant un demi louis, M. Lecoq eût acheté de même la complaisance de J.-B. Schwartz, à supposer, néanmoins, qu’il s’agit d’une chose honnête; notons bien cela: pour obtenir de J.-B. Schwartz une chose déshonnête, dans le sens légal du mot, cent mille francs n’auraient pas suffi. Ce chiffre de cent francs riait au nez du prudent et sage Alsacien: ce ne pouvait être qu’une cruelle plaisanterie.