Elle jeta sur la table un portefeuille mignon, timbré aux armes de Stuart-Fitz-Roy.
Léon la regardait bouche béante.
– Est-ce que jamais?… fit-il d’une voix étranglée, est-ce que la princesse d’Eppstein aurait dit?…
– Consultez! répéta Marguerite avec un sourire plein de promesses, consultez! votre défaut n’est plus comme autrefois l’audace, mon pauvre Léon. Cela m’a presque fait de la peine de vous voir si tristement écrasé. Consultez! Peut-être vous souvenez-vous d’avoir écrit à la princesse?
– Oh! fit Léon, des lettres insensées! que je regrette… qu’elle a dû détruire avec mépris.
Marguerite lui rit au nez du meilleur de son cœur, et répéta encore deux fois:
– Consultez! consultez! ce portefeuille est une relique de famille qui a appartenu à la mère de Nita, puis à sa sœur, morte si jeune. Dans les reliques de ce genre, on ne garde que des choses précieuses.
– Voyons! s’interrompit-elle, en lui tendant la main. J’ai bien de la besogne encore, ce soir, avant de me mettre au lit. Me reste-t-il quelque chose à vous dire? Mais certes, étourdie que je suis! Je suis chargée par mes maîtres et seigneurs – que je mène, grâce à Dieu, comme un troupeau de marionnettes – de vous dire que mercredi, lendemain de mon bal, on exigera la remise des titres: c’est moi qui vous ai obtenu ce délai. Le motif en est simple: pour moi et par moi, dans la nuit de mardi à mercredi, vous serez jugé en dernier ressort: vainqueur avec moi, ou écrasé tout seul. Est-ce tout? Oui… à mardi, cher Monsieur de Malevoy. Amenez-nous votre charmante sœur… et consultez le petit portefeuille, consultez!
Ce fut son dernier mot. Elle franchit le seuil en souriant et en saluant.
Léon, resté seul, ouvrit le portefeuille avec une hâte fiévreuse.
Ceci passait même avant le besoin de réfléchir sur cette étourdissante entrevue.
Le portefeuille était à la princesse Nita: il n’y avait pas moyen d’en douter; il contenait divers mémento à l’usage intime de la jeune fille, des riens, des adresses de toilette et jusqu’à des promesses de contredanse. Non seulement ce mignon carnet appartenait à Nita, mais encore c’était bien le calepin qu’elle portait tous les jours. Deux ou trois bagatelles dataient jusqu’à la journée de la veille, où le crayon de Nita avait écrit ces six mots: «Léon a besoin de me voir.»
Léon! comme son cœur battait! Mais ce fut bien autre chose quand il fit sauter le bouton de la petite poche latérale sur laquelle des lettres d’or écrivaient le mot: Souvenir.
Il y avait là cinq lettres, cinq lettres de lui, Léon; ces cinq lettres justement qu’il qualifiait d’insensées!
Cinq. Il les compta. En interrogeant sa mémoire, il ne se souvint pas d’en avoir jamais écrit d’autres.
Elles étaient jaunies par le temps et fatiguées comme si on les eût bien souvent relues.
Léon appuya ses deux mains sur sa poitrine qu’il sentait défaillir…
Pendant cela, Mme la comtesse du Bréhut de Clare franchissait d’un saut juvénile et joyeux le marchepied de sa calèche. Cette entrevue semblait l’avoir encore rajeunie et allégée. Littéralement, elle ne pesait pas le poids d’une plume. Elle dit au valet de pied qui venait prendre ses ordres:
– Chez ce grand coiffeur de la rue de Richelieu!
Et la calèche roula, balançant doucement la gracieuse créature, demi-couchée dans son coin moelleux. La lumière du gaz et la nuit passaient tour à tour sur les exquises délicatesses de son sourire: car elle souriait, quoiqu’elle fût seule maintenant et qu’aucun regard n’épiât le langage de sa physionomie.
Elle souriait.
Elle commanda toujours souriant, chez ce grand coiffeur de la rue de Richelieu, une perruque blonde à longs cheveux, d’une nuance précise et particulière, dont elle fournit l’échantillon: une boucle légère et soyeuse qu’elle apportait dans la plus jolie bonbonnière d’émail où jamais comtesse ait mis des pastilles.
Ici, chez le grand coiffeur, elle n’était pas comtesse, elle était la première venue, car au lieu de donner son adresse à l’hôtel de Clare, elle dit:
– Je viendrai chercher moi-même cette coiffure. Il me la faut pour lundi: vous m’entendez, il me la faut!
Et, toujours souriant, elle remonta dans sa calèche, disant au valet de pied:
– Mme Bertrand était encore plus grande couturière que ce grand coiffeur de la rue de Richelieu n’était grand coiffeur. On veillait chez elle dix mois de l’année. Elle habillait Mme la comtesse et la princesse d’Eppstein. Mme la comtesse avait commandé son costume en temps utile, son costume de bal; elle venait le voir: quoi de plus naturel? Un costume du genre ébahissant, et qui semblait deviner les suaves excentricités de nos mascarades actuelles: c’était un mont-Vésuve, en vérité, oui, et croyez qu’on avait copié servilement le volcan, au moment précis de son éruption avec du satin, des dentelles, du velours et des rubis. Cela ressemblait comme deux gouttes d’eau, et vous auriez eu envie de fuir pour éviter cette lave brûlante. On avait déjà beaucoup de talent sous Louis-Philippe.
Le volcan était en bonne voie: il allait bien. Mme la comtesse ayant inspecté son cratère, voulut voir la toilette de Nita. Quoi de plus naturel encore? Nita devait paraître au bal de l’hôtel de Clare en nuage d’été: Trouvez-vous l’idée jolie? Mme Bertrand avait composé un pur chef-d’œuvre. La vue de ce «nuage d’été» vous eût plongé dans de vaporeuses délices. Aussi Mme la comtesse l’admira-t-elle hautement. Elle l’examina en tous sens, pièce par pièce et si bien, qu’elle devait le savoir par cœur, comme les enfants récitent une fable de ce bon La Fontaine.
Ainsi en était-il; la preuve, c’est qu’en quittant le logis affairé de Mme Bertrand, Mme la comtesse se fit conduire au logis non moins laborieux de Mlle Valentine, autre grande couturière, chez laquelle on veillait dix mois et demi. Mme Bertrand était une aiguille noble; les ciseaux de Mlle Valentine se ralliaient aux idées plus jeunes de la Chaussée-d ’Antin. Voilà toute la différence.
Mme la comtesse commanda à Mlle Valentine un nuage d’été tout pareil à celui de Nita, mais tout pareil. Mlle Valentine, le crayon à la main, écouta sa description éloquente, où pas un détail ne fut oublié, pas un ruban, pas une gaze. Le «nuage d’été» coûte que coûte, fut promis pour le mardi matin, sans faute.
Aussi, Mme la comtesse souriait-elle encore et mieux que jamais, en reprenant son coin douillet dans sa calèche:
– Rue du Mont-Thabor, n° 5! ordonna-t-elle.
Au n° 5 de la rue du Mont-Thabor respirait M. le vicomte Annibal Gioja, des marquis Pallante, ce Napolitain d’ivoire et d’ébène qui aimait si passionnément les tableaux de M. Cœur.
XVIII L’intérieur du bon Jaffret
C’était ce fameux mardi, 3 janvier, jour de bal masqué à l’hôtel de Clare. Le carnaval commençait à Paris et promettait d’atteindre à des gaietés folles. Ce fut l’année des légumes animés qu’on vient de reprendre à la Porte-Saint -Martin, tout comme La Tour de Nesle, et avec le même succès: joyeuse année! joyeuse poésie! Et que d’esprit a ce peuple! Les melons surtout et les betteraves! Vîtes-vous jamais rien de plus désopilant? On ne rencontrait plus de Buridans par les rues. Ah non certes; le Moyen Age était déjà mort, laissant derrière lui cette grande silhouette double et carrée: les tours de Notre-Dame, seul reste de tant d’ogives!