Il ôta un vieux gibus qu’il avait pour étancher avec sa manche la sueur de son front ravagé.
– Ça irait tout seul, mais c’est la petite pièce blanche qui manque, prononça-t-il avec découragement.
– Eh! là-bas! s’interrompit-il en voyant un monsieur très proprement couvert qui soulevait le marteau de la maison Jaffret. Moynier, mon expéditionnaire, prêtez-moi dix sous, je vous rendrai mille francs.
Moynier poussa la porte et se sauva comme s’il eût vu le diable. Deux autres personnes montaient la rue.
– Eh! là-bas! mes petits clercs! Rebeuf et Nivert! cinq Sous chacun pour faire la pièce blanche!
– Passez votre chemin, l’ami, on ne vous connaît pas.
Une voiture tournait l’angle de la rue des Mathurins. Quand elle passa, l’ancien notaire reconnut à la portière le visage fleuri du roi Comayrol.
– Ils viennent donc tous, ce soir! grommela-t-il. C’est qu’il y a quelque chose!
Et il s’en allait, de guerre lasse, découragé, quand une pièce de cent sous roula sur le pavé.
– Vayadioux! dit Comayrol, va boire à notre santé; vieil idiot! Nous allons gagner trois millions, ce soir, avec ce que tu as laissé là-bas au fond de ton verre!
Peut-être que le malheureux homme entendit. En tout cas il se mit à genoux dans la boue pour ramasser l’écu de cent sous; après quoi il courut, non pas boire, l’autre envie est bien autrement pressante; il courut chez Marmelat, rue de l’Homme-Armé, où l’on jouait la drogue-chiffonnière avec de féroces entêtements. N’ayant pas fait sauter la banque, il ne put aller chez la veuve Cocarde qui tenait la roulette des pauvres, rue de la Montagne, et chez qui déjà il n’était pas permis de ponter moins de dix centimes.
Il avait perdu ses cinq francs jusqu’au dernier sou. Il passa la nuit à faire sauter successivement les diverses banques de l’Allemagne, en rêve, sur un tas de pavés.
Cependant, M. Moynier, l’expéditionnaire, MM. Rebeuf et Nivert, petits clercs, et le roi Comayrol, tous anciens employés de l’étude Deban et membres actuels du «conseil de surveillance», étaient réunis autour d’une table très délicatement servie chez le bon Jaffret, leur collègue. Cela rappelait un peu le festin du mardi gras à la Tour de Nesle; pourtant, il manquait bon nombre de convives, et des plus importants: M. Beaufils, d’abord, qui avait parlé là-bas avec tant d’onction de la maison Lecoq et Cie, Urbain-Auguste Letanneur, Joulou, dit «la Brute», et Marguerite de Bourgogne. En revanche, il y avait un membre nouveau: ce dévoué docteur-médecin, M. Samuel, que nous vîmes chez la pauvre Thérèse, à la première page de cette histoire, et qui emporta les deux pièces de quarante francs laissées par son confrère, le docteur Abel Lenoir.
On mangeait très bien chez Jaffret, on buvait sec et on causait raison. C’était une maison sérieuse où il n’y avait jamais de dames, à moins que Mme la comtesse ne daignât honorer ces réunions de son auguste présence. Tout était ici calme et paisible, les domestiques parlaient bas et marchaient doucement, en hommes gagés sous condition de ne point effaroucher les oiseaux. Après le repas, les convives devaient se séparer et prendre leurs costumes pour se rendre au bal de l’hôtel de Clare.
Ils faisaient partie de cet élément hétérogène qui déparait les salons de Mme la comtesse, ou plutôt ils étaient cet élément lui-même.
– Messieurs et chers collègues, dit Comayrol au dessert et quand on eut mis les domestiques à la porte, Jaffret et moi avons jugé opportun de vous réunir avant le bal de l’hôtel de Clare, où Mme la comtesse interrogera peut-être séparément chacun de nous. C’est une personne capable. Nous sommes, à cet égard, tous du même avis.
– Très capable! appuya le docteur Samuel qui avait toujours son apparence de pauvre hère, sous ses habits cossus. Je ne suis pas content de la santé de M. le comte, pas content du tout. Il baisse.
Il y eut un sourire autour de la table, et Rebeuf, usant du droit qu’ont les gamins de Paris d’être légers et gouailleurs jusqu’à leur soixante-dixième année, murmura:
– Pauvre Brute! Il aura été dix ans premier mari!
Jaffret réclama le silence d’un geste doux et grave.
– Nous ne sommes pas ici pour faire des mots, déclara-t-il. La situation se tend, et il y a des nuages à l’horizon.
L’ancien expéditionnaire Moynier lança une boulette de pain à Jaffret. Il aimait ce style imagé. Comayrol reprit, heureux de prononcer un discours:
– Trop capable, Messieurs et chers collègues! Je parle de Mme la comtesse. Elle tend à prendre parmi nous une position qui ressemble comme deux gouttes d’eau à la dictature. Loin de moi la pensée de faire entendre qu’elle ne nous est pas utile. Elle a réalisé le rêve de cet homme éminent qui a laissé parmi nous d’ineffaçables souvenirs, M. Lecoq…
– A-t-il eu une bête de fin, ce Lecoq! l’interrompit Nivert, qui avait pris trop d’embonpoint. Dites-nous la chose en deux mots, Comayrol, et laissons là les morts!
– Vayadioux! s’écria l’ancien maître clerc, penses-tu que je parle seulement pour toi, mon bon? Il y a ici des gens de goût qui aiment à m’entendre. Voilà le vrai: Nous avons mené à bonne issue une jolie affaire; on peut dire que les trois millions sont dans notre main. Et avec ce qui se passe, voyez-vous, chacun de nous a le même désir: partager et travailler à son à part. Ces grandes associations ne valent rien: il y a toujours là-dedans des gaillards qui dirigent leur promenade du côté de la préfecture. Je n’accuse personne, bien entendu, mais je voudrais bien être hors de tout ceci avec un joli petit patrimoine.
– Honnêtement gagné! ajouta Jaffret. J’ose dire que notre ami et collègue Comayrol a exprimé l’opinion générale.
– Eh bien! poursuivit ce dernier, en fourrant sa main droite sous le revers de son frac, comme on a coutume de représenter les orateurs à la tribune parlementaire, Marguerite Sadoulas veut évidemment mettre des bâtons dans nos roues. J’en ai des preuves nombreuses, parmi lesquelles je choisirai trois faits: 1) elle entretient des relations avec Léon Malevoy; 2) elle a envoyé son Annibal chez M. Cœur; 3) elle a ordonné au docteur Samuel, ici présent, de ne pas reconnaître ledit M. Cœur pour le fils de Mme Thérèse, au cas où il y aurait confrontation judiciaire.
– Je puis affirmer seulement l’authenticité de ce dernier fait, dit le docteur.
– C’est le principal! s’écria Comayrol. En effet, Messieurs et chers collègues, si nous traitons avec ce M. Cœur (dont j’aurai à vous parler bientôt, car il a mis un terme à ses hésitations et doit se décider ce soir même), si, dis-je, nous traitons avec ce jeune homme, il faut qu’il soit bel et bien duc de Clare; sans cela, comment solderait-il nos trente traites de cent mille francs?
– C’est juste! fit-on de toutes parts.
– L’honnêteté dans les marchés, poursuivit Comayrol, je ne connais que cela. Nous vendons une position, livrons la position. Je vous demande pourquoi Marguerite ne veut pas que ce jeune homme soit reconnu. Ne sortirons-nous jamais de ces cachotteries, de ces ambages? resterons-nous éternellement pris dans cette toile d’araignée?
– Jusqu’à quand, enfin, Catilina?… murmura Rebeuf, qui avait été jusqu’en troisième au collège Rollin.
– Ne rions pas, vayadioux! Cette femme creuse des trous, et nous finirons par y tomber tête première. Je propose de déclarer que l’association est en danger.