– Aux voix! soutint le bon Jaffret.
Le scrutin eut lieu; La Fontaine a chanté avant nous l’audace des souris, en l’absence du chat. À l’unanimité, l’importante motion de Comayrol fut acceptée.
«- Messieurs et chers collègues, dit l’ancien premier clerc, après le vote, voilà un grand pas de fait. Maintenant, allons au fond des choses. Marguerite a du talent, personne ne nie cela. J’ai même idée que Toulonnais-l’Amitié lui a légué quelques-uns de ses trucs, si vous voulez bien me passer cette locution vulgaire. Mais ce n’est pas une raison pour nous laisser mettre le pied sur la tête. Si elle nous tient par les oreilles, nous la tenons par le cou. Lecoq lui-même nous le dit, il y a dix ans, quand nous jetions le manche après la cognée: une réunion de bons garçons qui ont rencontré un crime sur leur chemin, et qui ne sont ni sourds, ni muets, ni aveugles, n’est jamais à dédaigner. L’homme qui doit endosser le meurtre de la rue Campagne-Première n’est pas encore en prison. La prescription a un bon bout de chemin à faire avant d’atteindre son terme, et la justice est toujours créancière… Comprenez-vous cela?
On ne riait plus autour de la table; le bon Jaffret jetait de tous côtés ses regards inquiets, et Comayrol lui-même baissait la voix comme malgré lui.
– J’ai peut-être été un peu loin, mes bijoux, reprit-il en forme d’apologie, et chacun sait bien qu’au fond, je me ferais hacher en petits morceaux pour notre chère comtesse, mais enfin, quand on est attaqué et qu’on a des armes, il faut au moins faire mine de s’en servir. Marguerite veut tout prendre, c’est moi qui vous le dis, et nous laisser au fond de la nasse, par-dessus le marché: je connais son caractère. Ma seconde motion est celle-ci: je propose que l’étude Deban ne se laisse pas marcher dessus comme une poule mouillée. Vayadioux, dites donc! on peut allier la fermeté à la prudence et montrer un peu les dents cette nuit!
– Les montrer beaucoup! s’écria Moynier. Ce n’est qu’une femme!
– Trente-deux dents, l’étude Deban! appuya Rebeuf, et des bonnes!
– En faisant jouer avec adresse la combinaison du «premier mari»… insinua le bon Jaffret.
– Le docteur Samuel doit savoir des choses sur la maladie de Joulou… commença Nivert.
– Stop! ordonna Comayrol. La Brute ne nous intéresse pas. C’est un ménage, ne mettons pas le doigt entre l’arbre et l’écorce. Tout au plus pourrai-je permettre une allusion délicate, parce que Joulou vit encore et qu’on ne peut tenir une gaillarde comme Marguerite par un péché mignon qui n’est pas bel et bien commis. Jaffret, mon bon, aie l’honneur de nous faire passer au salon; nous allons poursuivre la délibération en prenant le café.
Ils se levèrent et se groupèrent avant de franchir le seuil; une mâle résolution était sur tous les visages. Oh! certes, en ce moment, l’étude Deban n’avait pas peur!
Cependant, le roi Comayrol qui franchit le premier le seuil du salon fit un saut de côté comme s’il eût vu le diable. Le bon Jaffret, qui venait ensuite, poussa un petit cri. Les autres, le docteur Samuel, Moynier, Rebeuf et Nivert, témoignèrent à leur façon une surprise qui allait jusqu’au malaise.
Cette Marguerite était une maîtresse femme!
Chacun prit un air obséquieux et souriant.
Pourtant, ce n’était pas même Marguerite: ce n’était que le valet de Marguerite.
Dans les familles trop nombreuses où l’on se serre pour avoir de la place, il arrive fréquemment que certains meubles soient bizarrement logés. Ainsi chacun a-t-il pu voir un lit dans un salon ou une table de travail dans une salle à manger. Ces signes ne déplaisent point, ils inspirent au contraire un certain intérêt, parce qu’ils parlent de la fécondité dans le mariage, qui est presque toujours un signe de modeste bonheur.
Le bon Jaffret n’était point marié mais il avait, néanmoins, une nombreuse famille: ses oiseaux, qui le forçaient à se serrer.
Le principal meuble du salon de ce bon Jaffret était un coffre-fort.
Un immense coffre-fort de la maison Berthier et Cie, tout en fer, et qui semblait bien surpris de se trouver au milieu de ce demi-luxe étroit, propret, à la mode exacte de l’année, car il sortait tout battant neuf d’une boutique de la rue de Cléry, et bourgeois comme on n’est pas bourgeois.
Le dieu acajou va perdant les derniers rayons de son auréole plaquée. On fait du palissandre à très bon marché. Ce sont de prétentieuses laideurs que le petit Paris adore frénétiquement. Le salon de Jaffret était en bois de rose, hélas! oui, et pas cher. Boule, en le contemplant, serait mort de chagrin.
Le bois de rose! cette fleur du luxe charmant! On fait du bois de rose au rabais, et c’est positivement hideux.
Mais souffrez que nous parlions un peu de cette caisse de fer qui valait trois ou quatre fois, elle toute seule, le bois de rose, ornant et meublant le salon supérieurement rangé du bon Jaffret.
Ceux de nos lecteurs qui ont lu le premier épisode des Habits Noirs l’auraient reconnue d’un seul coup d’œil. C’était un coffre-fort illustre, c’était une relique. Elle avait contenu des sommes folles.
Elle avait vu le feu des cours d’assises; elle avait eu sa biographie dans les journaux, elle avait tué un homme en lui coupant le cou aussi net que le triangle d’une guillotine.
Ce n’était pas la première venue parmi les caisses. Elle avait été liée, par je ne sais quelle chaînée féerique, à la destinée de ce Lecoq qui avait dépensé à mal faire plus d’intelligence et plus de volonté qu’il n’en eût fallu pour produire une grande gloire honnête.
Chose étrange, celle-là! et commune pourtant! Ils ne veulent pas comprendre que le mal est cent fois plus difficile à faire que le bien, et que tout effort dirigé vers le mal rapporte cent fois moins qu’un effort identique dirigé vers le bien.
C’était la caisse Bancelle et la caisse Schwartz, la fameuse caisse à défense et à secret, où Toulonnais-l’Amitié avait enfermé ses cinq millions de faux billets de banque, et qui, des arêtes tranchantes de son massif battant, avait décapité Toulonnais-l’Amitié.
Le bon Jaffret était un amateur, quand il pouvait avoir les choses à bon compte: à la vente du baron Schwartz il s’était fait adjuger la caisse du célèbre banquier pour une bagatelle.
Et elle contenait encore des millions ou du moins des titres représentant des millions, car on y avait mis ces trois pièces que Thérèse avait voulu acheter jadis au prix de vingt mille francs, et qui manquaient dans les cartons de maître Malevoy: l’acte de naissance, l’acte de mariage, l’acte de décès de Raymond, duc de Clare, plus l’acte de naissance de Roland et l’acte de décès de Thérèse.
C’était auprès de cette caisse que se tenait debout, courbé en deux pour examiner de très près la serrure, l’homme qui avait changé tout à coup, et par son seul aspect, en poltronnerie les audaces de l’étude Deban.
M. le vicomte Annibal Gioja, des marquis Pallante, que vous avons nommé, peut-être un peu énergiquement, le valet de Marguerite Sadoulas.
Il ne se dérangea pas, lorsque l’étude Deban entra au salon.
Mais au premier mot de Comayrol qui balbutiait une question, doublée d’excuses, il redressa l’élégance un peu féminine de sa taille et rejeta en arrière le jais liquide et soyeux de sa chevelure.
– Je regardais cela, dit-il, c’est un solide morceau. Bonjours, chers. Je n’ai pas voulu attrister votre dessert, mais je ne pouvais pas non plus rester dans la rue. Nous autres Napolitains, nous craignons le froid. Alors, j’ai dit le mot et l’on m’a fait entrer. Comment vous va?