– Non, répondit Roland, je me souviendrai, adieu.
Il sortit; la voisine rentra.
On festoyait toujours bruyamment et gaiement dans l’ancien logis de Madame Thérèse. Roland descendit le plus vite qu’il put. Il cacha son visage pour passer devant la loge du portier. Dans la rue, il se mit à marcher sans choisir sa direction. Il répétait en lui-même ce nom de Clare qui frappait vaguement son intelligence engourdie.
Il arriva au carrefour de l’Abbaye, qui était animé comme en plein jour, à cause d’un petit bal dont l’étroite entrée s’ouvrait derrière le corps de garde. La lanterne rouge, balancée au vent de l’hiver, criait: Bal de la Tour de Nesle.
Et cependant tout s’en va vite, à Paris. La Tour de Nesle descendait déjà ce courant de la vogue qui va perdre ses eaux on ne sait où. La mode avait changé de couche. C’étaient des masques un peu crottés qui portaient les chausses de Buridan ou le corsage pointu de Marguerite de Bourgogne. On eût dit que les trois premières semaines du carême avaient suffi à faner tous ces oripeaux.
À Pâques, ils pouvaient tourner en guenilles; la Trinité devait les repêcher dans le ruisseau. Ainsi va notre monde capricieux. Les dentelles deviennent loques, et j’ai ouï conter bien souvent des histoires de gens portant la hotte qui regardaient avec mélancolie ce pavé où naguère rebondissait la roue fringante de leur équipage.
Roland allait, courbé en deux et la tête embéguinée dans son châle. Une femme seule, la nuit, en ces extravagants anniversaires, court grand risque d’être accostée, mais ceux qui croisaient cette créature maigre et cassée perdaient l’envie de rire. Un gémissement sourd sortait de l’espèce de cagoule qui voilait son visage. Sa longue taille inclinée et son pas trébuchant faisaient naître un lugubre soupçon de folie, d’ivresse morne et d’inanition: trois choses qui, souvent, à Paris, se prennent l’une pour l’autre: preuve suprême des excellentes raisons que Paris possède pour se proclamer lui-même la ville la plus spirituelle de l’univers.
Roland allait, sans rien entendre et sans rien voir, sinon des lueurs vagues et des bruits indistincts qui fatiguaient ses yeux et importunaient ses oreilles. Par soubresauts intermittents une pensée soulevait la torpeur de sa cervelle.
«Elle a parlé du portefeuille, se disait-il, et des vingt billets… On chante dans la chambre où elle est morte… Elle est morte… maman est morte!»
C’était confus et c’était terrible.
– Maman! reprenait-il, pauvre maman! J’étais son grand fou! elle n’avait que moi. Quand elle ne m’a plus vu, elle est morte…
Elle est morte! Un grand sanglot déchira sa poitrine.
– Morte, morte, morte! répéta-t-il par trois fois. Derrière la sépulture de ces riches, les de Clare… Elle connaissait les de Clare… Il y avait sur le papier qu’elle me donna: Raymond Clare Fitz-Roy Jersey, duc de Clare!…
Le secret de la pauvre femme était avec elle, sous la terre, et Roland n’avait pas envie de connaître ce secret.
Roland n’avait ni désir, ni espoir, ni crainte; il végétait en une sorte d’anéantissement. La pensée de sa mère surnageait seule, réduite à des proportions enfantines; son unique volonté était de chercher sa tombe au cimetière et de s’asseoir auprès.
Il se dirigeait vers ce but comme on rentre chez soi après une longue fatigue. Au-delà de ce dessein accompli, c’était le néant.
Il marchait donc pour gagner le cimetière Montparnasse; mais il ne s’inquiétait point de savoir s’il suivait la bonne route, et le hasard seul le guidait dans une direction qui le rapprochait de son but.
«Je ne l’ai pas assez remerciée, se disait-il, en songeant à la voisine. Elle a veillé maman cinq nuits, et maman est morte dans ses bras.»
Il s’arrêta tout à coup à l’angle de la rue de l’Ancienne-Comédie. Sa taille courbée se redressa si brusquement, que ses deux mains se portèrent à sa blessure qui rendit un profond élancement. Il regarda tout autour de lui, et vous eussiez dit qu’il cherchait son chemin.
Mais ce n’était pas cela. Il cherchait quelqu’un dans les ténèbres de la fièvre qui le brûlait.
Il dit tout haut:
– C’est Marguerite qui a tué ma mère!
Et il s’élança comme s’il eût voulu saisir l’assassin. Au bout de quelques pas ses jambes fléchirent.
– Non, non, murmura-t-il, je ne m’arrêterai pas. Je suis resté trop longtemps là-bas. Il faut que je trouve Marguerite!
Il monta la rue en se tenant aux murailles, car sa force l’abandonnait; il monta toute la rue de l’Ancienne-Comédie. Le trouble de son cerveau était au comble ainsi que son épuisement physique; mais il cherchait Marguerite pour la tuer.
À un tournant de la rue, il vit la façade de l’Odéon illuminée du haut en bas. L’Odéon était alors un théâtre à la mode; on y donnait des bals très brillants!
Roland eut d’abord envie de changer de route, mais ces clartés l’attiraient. Il marcha encore et sa cervelle se vida. Il allait sans plus savoir où, regardant ces lumières comme un maniaque ou comme un enfant.
Sur la place, il y avait un grand mouvement; les rues convergentes étaient pleines de voitures qui attendaient. Tous les cafés encombrés de chalands répandaient au-dehors des chansons, des rires et des lumières. Le perron du théâtre ruisselait de masques et de dominos; au-dessus de tous les bruits sortis de cette foule en goguette et qui emplissaient la place d’un long murmure, les murailles épaisses du théâtre laissaient sourdre les accords de l’orchestre.
Le cœur de Roland se serra mortellement. Il était entré dans cette foule malgré lui et comme le vertige vous pousse vers un abîme. Il y étouffait; il eût voulu en sortir à tout prix. La fièvre glaçait de plus en plus ses membres grelottants et brûlait sa pauvre tête où rien ne restait, pas même cette confuse idée de vengeance contre Marguerite, qui avait tué sa mère.
XVII Le restant de la nuit
Les maisons ont leurs destinées comme les hommes, et aussi, pourrait-on dire, leurs ridicules, leurs infirmités. Je ne sais comment exprimer cette chose subtile, mais vraie; le théâtre de l’Odéon est né pingre et pauvre. Au milieu des prospérités méritées qui lui arrivent périodiquement et l’indemnisent de ses longues famines, il reste mal fourni, comme ces ménages d’artistes qui donnent à dîner sans vaisselle. Il a son luxe, à lui, de temps en temps, un luxe glorieux, mais il lui manque toujours quelque chose, soit une chemise, soit des chaussettes. Supposez-le vêtu avec splendeur, si son pourpoint s’entrouvre, vous verrez qu’il n’a pas eu le temps d’acheter une soubreveste.
Cette nuit, où l’Odéon donnait bal, les éblouissements de la façade s’arrêtaient juste à l’entrée des galeries noires comme de l’encre et dans chacune desquelles deux ou trois quinquets honteux charbonnaient leurs mèches avares. L’invention du gaz a supprimé ces contrastes autour de l’Odéon comme ailleurs, mais, à l’époque si rapprochée de nous où se passe notre histoire, l’envers d’une fête éclairée a giorno pouvait être encore l’obscurité complète.