– Il n’y a pas longtemps qu’elle en mange, répondit l’autre; on l’a englobée au dernier carnaval; elle est là pour une mécanique de longueur que Toulonnais monte. Il s’agit d’un duc, général, pair de France et le reste, qui a plus d’argent que le roi et qui l’a bien gagné, car il a tué son frère aîné ou quelque chose comme cela, au temps jadis.
– En foi de quoi, conclut la première voix, l’Habit-Noir, remplaçant avantageusement la Providence, va le faire chanter comme un mirliton et saigner sa caisse à blanc… Qu’est-ce qui nous en reviendra à nous autres, Piquepuce, ma vieille?
Piquepuce ouvrait en ce moment la lanterne de l’élégante voiture, arrêtée le long du trottoir, pour allumer sa pipe. C’était un jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, maigre, pâle et triste, portant un costume d’étudiant râpé.
Il haussa les épaules en poussant sa première bouffée, et répondit:
– Cocotte, mon petit, si tu avais une redingote de Sedan, première qualité, au lieu de ta blouse, un pantalon de Casimir noir, des bottes vernies et une conscience sans tache, je te montrerais une manière de t’en servir qui nous donnerait des rentes à perpétuité.
Il soupira et referma la lanterne.
Cocotte, gamin de dix-huit ans, leste, vif, bien tourné et bien couvert, quoique son vêtement principal fût, en effet, une blouse de laine, roulait une cigarette avec indolence.
– Si on prévenait ce M. le duc… commença-t-il.
Mais la main osseuse de Piquepuce s’appuya sur sa bouche et lui coupa la parole.
– Méfiance! murmura Piquepuce. Les voilà!
M. Lecoq, Marguerite et Comayrol redescendaient la galerie. Cocotte et Piquepuce disparurent comme par enchantement.
Roland en était encore à chercher laborieusement le sens des paroles entendues. Son intelligence renaissait avant ses facultés physiques. Il y avait dans son cerveau un grand trouble d’où se dégageait cette pensée: «Il a tué son frère aîné…»
– J’ai vu l’acte de décès, disait en ce moment Comayrol. Il est au nom de Thérèse tout court, et ne contient pas d’autre indication.
Roland, frappé avec violence, essaya de se retourner, mais ses muscles étaient de pierre.
– Et le fils? demanda M. Lecoq.
– Disparu depuis trois semaines, répondit Comayrol; on ne l’a pas revu depuis la nuit du mardi gras au mercredi des Cendres.
– C’est drôle! pensa-t-elle tout haut. La nuit du mardi gras!
Mais Roland ne l’entendit point, parce que nos trois interlocuteurs, continuant leur route vers la place de l’Odéon, avaient déjà dépassé d’une douzaine de pas l’arcade où il était assis.
M. Lecoq demanda à sa belle compagne:
– Pourquoi est-ce drôle?
La comtesse répliqua sèchement:
– Parce que.
Ils arrivaient au bout de la galerie où plusieurs groupes se tenaient, éclairés à demi par les reflets perdus de la façade du théâtre. Le regard perçant de M. Lecoq interrogea tous les visages, qu’ils fussent ou non recouverts d’un masque. Sans doute, il ne trouva point là ce qu’il cherchait, car il se retourna brusquement et reprit, suivi de ses deux compagnons, sa promenade en sens contraire.
Roland les attendait. Il écoutait.
– C’est toute une histoire, disait Comayrol; j’ai su la chose par une vieille voisine qui a veillé la mère à ses derniers moments et qu’on fait parler tant qu’on veut en lui contant fleurette. La mère était très pauvre, mais il paraît que ce nigaud de Deban avait entamé une négociation de ce côté. Vous savez qu’il est toujours prêt à tuer la poule aux œufs d’or pour un morceau de pain…
Ici, nos trois interlocuteurs dépassèrent encore l’arcade et la voix de Comayrol se perdit dans les murmures environnants. Roland fit un effort désespéré pour tourner le pilier; mais ce fut en vain.
Comayrol, cependant continuait:
– Vingt mille francs! voilà ce que maître Deban demandait à la mère pour lui remettre l’acte de naissance, l’acte de mariage, l’acte de décès. Les aurait-il livrés? je n’en sais rien, mais la mère s’était procuré les vingt mille francs…
– Vingt mille francs! répéta Marguerite qui, depuis quelques minutes, était pensive.
M. Lecoq dit:
– Je suis comme Mme la comtesse: je pense au Buridan assassiné et à son portefeuille qui contenait vingt mille francs… juste!
– Ai-je dit que je pensais à cela? murmura Marguerite d’une voix altérée.
– Nous allons causer nous deux, mon trésor, prononça tout bas M. Lecoq.
Puis il reprit gaillardement:
– Comayrol, mon garçon, nous passerions par un trou d’aiguille, cette nuit, hé? Nous avons la crête basse, nous cherchons à nous rendre utiles et nous sommes profondément convaincus que notre avenir est aux mains de l’ami Beaufils, ou Lecoq, ou toute autre appellation qu’il lui plaira d’assumer pour désigner sa précieuse personne? Il y a du vrai là-dedans, bonhomme, mais le découragement ne mène à rien. Ma Seigneurie est contente de vous; vous avez travaillé comme un ange et mon rapport au colonel contiendra une mention honorable en votre faveur. Ce notaire gentilhomme, M. Léon de Malevoy, est-il décidément incorruptible?
– Je le crois, répondit le maître clerc.
– Alors, il ne peut vous garder chez lui, puisqu’il a l’honneur de vous connaître.
– Avant de s’en aller, murmura Comayrol, on pourrait mettre les dix doigts et le pouce dans le carton de M. le duc…
– Probité! l’interrompit Lecoq. J’ai mon idée. Letanneur et M. Léon Malevoy sont des camarades; M. Léon Malevoy gardera peut-être Letanneur.
Comayrol laissa échapper un geste de dépit.
– Ceux qui resteront et ceux qui s’en iront, prononça M. Lecoq avec une gravité magistrale, seront toujours pour moi l’étude Deban, la vraie. Nous sommes des associés. Vous avez, tous tant que vous êtes, tiré un fier numéro à la loterie, la nuit du mardi gras au mercredi des Cendres. Les choses marchent; il n’est pas nécessaire que vous sachiez comment elles marchent. Voulez-vous que je vous dise un mot qui va vous faire plaisir et peur, bonhomme, hé? Là-bas dans la rue Campagne-Première, vous avez été témoin d’un meurtre. Chez le colonel, cela vaut de l’argent. Une demi-douzaine d’honnêtes garçons qui peuvent dire: «Telle nuit, à telle heure, un homme a été tué…» et reconnaître l’assassin…
– Mais, voulut l’interrompre Comayrol, nul d’entre nous n’a vu le meurtrier.
– Et reconnaître l’assassin! répéta péremptoirement M. Lecoq. Diable! ne dépréciez pas vos actions! une demi-douzaine d’honnêtes garçons dans cette situation-là, voyez-vous, ne sont jamais bons à brûler!
Des applaudissements frénétiques éclatèrent tout à coup à l’entresol de l’estaminet Corneille dont les croisées s’ouvrirent. On put voir l’étude Deban danser en rond autour de Joulou, debout sur une table, le verre à la main, la tête nue et couronnée d’un triple diadème de bouchons enfilés. Il avait les yeux sanglants et la joue livide.
Marguerite serra le bras de Lecoq, qui dit:
– Bonhomme, Mme la comtesse s’ennuie de nous entendre parler affaires. Je vous donne congé pour aujourd’hui… Vous permettez, chère belle? s’interrompit-il en s’adressant à Marguerite.