Il lui lâcha le bras et prit Comayrol à part. Marguerite descendit seule la galerie et vint jusqu’à l’arcade où était Roland, sous les habits de la Davot.
Elle resta là, parce que de là on découvrait tout l’intérieur de l’entresol où les clercs Deban fêtaient les noces et l’héritage du comte Joulou.
Les yeux de Marguerite restèrent fixés sur Joulou. Elle réfléchissait, immobile et silencieuse.
– Rue Notre-Dame-des-Champs, dit M. Lecoq au maître clerc, au couvent de Bon-Secours, il y a quelque chose qui nous regarde. Attention à ceci! Le jeune homme du n° 10 a disparu le jour du meurtre, remarquez bien, et, depuis le jour du meurtre, les dames de Bon-Secours donnent l’hospitalité à un inconnu. Mes renseignements sont jusqu’à présent très vagues; je n’ai pas d’aboutissant, mais mon flair est éveillé, nous sommes sur une piste… Les affaires d’une certaine sœur Françoise d’Assise ne sont-elles pas à l’étude?
– C’est la propre tante de M. le duc, répondit Comayrol.
– Excellent prétexte! Demain vous irez à Bon-Secours annoncer le changement de titulaire. Vous êtes adroit, quand vous voulez. Apportez-moi le mot de l’énigme et vous serez récompensé.
Il tendit la main à Comayrol qui ouvrit la bouche pour faire une question.
– À l’avantage! ajouta péremptoirement M. Lecoq. J’ai dit.
– Fera-t-il jour demain? demanda le maître clerc avec une sorte de timidité.
– À la caisse, oui, il fera jour jusqu’à minuit, pour ceux qui auront de bonnes nouvelles.
M. Lecoq tourna le dos et Comayrol entra à l’hôtel Corneille. M. Lecoq, au lieu de rejoindre Marguerite, fit quelques pas du côté de la rue de Vaugirard, en sifflant doucement le motif de Robin des bois: Chasseur diligent.
L’étudiant râpé Piquepuce et le flambant gamin de Paris Cocotte parurent aussitôt à ses côtés. On eût dit qu’ils sortaient de terre.
– Demain, dix heures, ordonna M. Lecoq, il fera jour, rue Cassette, n°3, étude Deban. Demander M. Jaffret, prendre le plan exact de la maison tout entière. Principalement: moyens d’aborder la pièce où sont les dossiers… À la niche!
Cocotte et Piquepuce reçurent chacun une légère indemnité en forme d’avance sur le travail commandé et s’éclipsèrent. M. Lecoq revint vers Marguerite qui, à ce moment même, touchait l’épaule de Roland, disant:
– Madame, êtes-vous malade?
Lecoq se mit à rire. Roland n’avait pas donné signe de vie. Marguerite ouvrit son riche porte-monnaie et déposa un louis sur les genoux de la prétendue femme, ajoutant comme on s’excuse:
– J’ai eu faim: je m’en souviens.
– À tout prendre, murmura M. Lecoq en lui offrant son bras, quand on peut jouer le rôle d’ange pour vingt francs, ce n’est pas cher. Je suis fatigué: partons.
Il voulut entraîner Marguerite qui résista et montra du doigt l’orgie de l’estaminet Corneille. La figure de Joulou ressortait, effrayante de pâleur, au milieu de la confusion du tableau.
– Si celui-là s’éveille jamais, prenez garde… commença-t-elle.
– On le rendormira, l’interrompit Lecoq.
Elle se tourna vers lui, sombre et belle, car elle venait d’ôter son masque.
– Vous ne le connaissez pas comme moi! murmura-t-elle.
Ils étaient maintenant sur les marches, entre Roland et la voiture dont le cocher sommeillait. Ils tournaient le dos à Roland qui fit un mouvement – le premier depuis une longue demi-heure. Sa main maladroite et lente dérangea les plis du châle qui voilait son visage, et son regard ardent se fixa sur Marguerite. Celle-ci poursuivait:
– J’ai peur de lui… et je ne voudrais pas qu’on lui fit du mal. C’est ma brute: un loup qui est beau comme un lion quand il se bat. Il n’a pas assassiné, non! L’autre avait un couteau dans la main. L’autre était plus brave que lui et plus beau que les anges!
– Tu as sommeil, ma fille, prononça rudement Lecoq. Tu rêves.
Marguerite se tut. Du bout de la badine qu’il tenait à la main, M. Lecoq fouetta les doigts du cocher endormi qui se dressa sur son siège et rassembla mécaniquement ses guides. Marguerite demanda:
– Est-ce que dans cette affaire où il y a un duc, je pourrais devenir duchesse?
– Parbleu! repartit Lecoq en riant.
Il lui offrit son bras pour monter en voiture et ajouta froidement:
– C’est la moindre des choses pour la maîtresse de Toulonnais-l’Amitié… À la maison, Jacobi!
Le cocher enleva ses chevaux.
Roland se mit debout sans efforts. Il semblait qu’un choc électrique favorable eût rendu la vie à ses membres. Le trouble était maintenant à son cerveau. Quand la voiture, lancée déjà au grand trot, tourna l’angle de la rue Corneille, il appuya ses deux mains contre son front et murmura:
– Marguerite!… Marguerite!… Moi, je vais à la tombe de ma mère.
Il se mit en marche, en effet; mais au lieu de prendre le chemin du cimetière, il suivit la voiture de Marguerite. La nuit se faisait de plus en plus dans sa pensée; cependant il allait aisément et bien. Comme il traversait la place du théâtre, il reçut plus d’un choc dans la foule et ne s’en aperçut point. Il était fort. Dans la rue Racine, il put courir.
À cent pas de la place, la rue était déjà obscure et solitaire. Derrière lui, Roland entendait le fracas du carnaval; devant, c’était le silence. Il chercha des yeux la voiture qui avait disparu depuis longtemps.
Cent pas encore et le pavé oscilla sous lui, comme le pont d’un navire qui tangue. Il revit la voiture au milieu d’un grand éblouissement. La voiture était découverte et glissait sous de grands arbres, baignés dans le soleil. Marguerite, en robe blanche, avec ses longs cheveux fleuris tombant sur ses épaules nues, se penchait vers un jeune homme…
«C’est moi! se dit Roland que le vertige emportait, je me reconnais bien. Arrêtez! je veux aller au cimetière!»
À l’éblouissement succédèrent des ténèbres profondes.
Roland courait encore, mais en zigzags, comme un homme ivre.
Ses oreilles étaient entourées de larges rumeurs. Il lui parut que des étincelles ruisselaient impétueusement de son front jusqu’à terre.
Il tomba et ne fit aucun effort pour se relever, mais il baisa le pavé de la rue, pensant:
«Je suis arrivé: ceci est la tombe de ma mère!»
La nuit sonna toutes ses heures au clocher voisin. La ville s’endormit, lasse d’orgie; l’aube naquit, froide et triste.
Roland était couché de son long sur la terre. Une pluie patiente tombait sans bruit, mettant un mince filet d’eau dans le ruisseau qui se précipitait en microscopiques cascades. Le ciel gris montrait son étroite bande entre les pignons dentelés. C’était une de ces vieilles rues, reliques de Paris père, dont Paris fils a amputé récemment les derniers tronçons; d’un côté elle montait à pic vers Sainte-Geneviève, de l’autre, frayant son chemin tortueux parmi les masures où le Moyen Age tout entier revivait, à cette heure indécise, elle allait heurter l’hôtel de Cluny.
Personne ne passait. Juste au-dessus de l’endroit où Roland gisait, semblable au cadavre d’une pauvresse morte de faim, un réverbère balançait sa mèche fumeuse, en gloussant plaintivement.