La lueur du réverbère éclairait une maison vaste et délabrée au devant de laquelle pendait un tableau, enluminé bizarrement. Ce tableau représentait un rapin barbu, en costume de sauvage, debout, les pinceaux et la palette à la main, en face d’une toile, tendue sur châssis, où deux hommes demi-nus luttaient à main plate, au milieu d’une foule de crocodiles, de tigres, de serpents, d’enfants, de bonnes et de militaires.
Au-dessous du tableau, un écusson presque effacé par l’âge portait:
Cœur d’Acier, peintre d’enseignes, fait les grands tableaux pour MM. les saltimbanques et artistes en foire
Deuxième partie Monsieur Cœur
I Mélanges sur Cœur d’Acier
Dix années ont passé: nous sommes au mois de décembre 1842 et notre histoire se renoue à l’intérieur de cette maison du quartier de la Sorbonne devant laquelle Roland tomba, épuisé et mourant, dans la nuit de la mi-carême.
L’extérieur de la maison n’avait point changé. C’était toujours un corps de logis assez vaste, flanqué de deux étroits pignons à l’apparence misérable et délabrée. Rien n’annonçait encore aux alentours la féerique transformation qui, depuis lors, a mis tout à coup une ville neuve à la place de ces curieuses masures, racontant à notre siècle étonné les ténébreuses légendes du Moyen Âge.
Au centre du corps de logis et sous les fenêtres crasseuses du premier étage, le vent, égaré dans ces ruelles, balançait comme autrefois, un tableau, le même tableau, représentant un artiste barbu, en costume d’Iroquois, balayant une toile où deux lutteurs s’escrimaient, entourés de bêtes apocalyptiques. Et comme autrefois la légende de ce tableau criait:
Cœur d’Acier, peintre d’enseignes, fait les grands tableaux pour MM. les saltimbanques et artistes en foire
Avant de franchir la porte basse et surmontée d’une niche ogivale, qui doit nous ramener à notre drame, jetons un regard de l’autre côté de la rue. Là, s’élève une maison moderne, largement reculée et marquant l’espoir d’un alignement ultérieur. Cette maison est proprette, bourgeoise et percée de petites fenêtres bien carrées. Quatre des cinq croisées du premier étage sont grillées du haut en bas et laissent voir une population d’oiseaux, comme si l’appartement tout entier, déserté par l’homme, formait une immense volière.
Pour le moment, nous n’avons rien autre chose à dire de la maison d’en face, récemment bâtie par un rentier modeste et rangé, nommé M. Jaffret, et connu dans le quartier sous le nom du «bon Jaffret». Il occupe le premier étage; les oiseaux sont à lui et il est aux oiseaux: trois fois par jour, il paraît à la cinquième croisée et tous les moineaux de la rive gauche, partageant énergiquement l’opinion du voisinage, viennent lui manger dans la main. Excellent cœur!
Il était neuf heures du matin. Un rayon de soleil d’hiver faisait sourire au bout de la rue les charmantes toitures de l’hôtel de Cluny, laissant dans l’ombre la façade de la maison Cœur d’Acier. Les oiseaux du bon Jaffret chantaient et les moineaux libres voltigeaient impatients, attendant l’ouverture de la cinquième fenêtre.
L’escalier qui menait chez Cœur d’Acier, peintre d’enseignes, était de pierre et tombait presque en ruine. La belle rampe de fer forgé se rongeait sous la rouille. Les marches, couvertes d’une poussière humide, et les murailles salpêtrées exhalaient une odeur de cave. Une fois sur le carré, on poussait un battant vermoulu et l’on entrait de plain-pied dans un des plus remarquables ateliers de Paris, et le seul de cette capitale, comme le disait hautement M. Baruque, rapin d’un âge mûr, premier élève du fameux Tamerlan, le seul qui pût montrer, festonnant ses murailles, une guirlande de rats empaillés, mesurant soixante-douze aunes, et composée de huit cent quatre-vingt-trois sujets, tous tués dans l’établissement, sans le secours des chats!
Il ne faudrait pas croire que nous franchissons ici le seuil d’un séjour fantastique ou seulement inconnu. Beaucoup de poètes vont criant que Paris perd une à une toutes ses vieilles physionomies; il y a du vrai là-dedans, mais l’atelier Cœur d’Acier subsiste encore, heureux et glorieux. Il ne mourra pas de si tôt. L’admirable équilibre établi entre son but et ses moyens d’exécution en fait une chose quasi éternelle.
Il changera de place, poursuivi par la démolition et par l’alignement, mais il ne mourra jamais, dût-il exiler sa guirlande de rats hors des fortifications et baraquer sa gloire au milieu de la plaine Saint-Denis. Il répond à un besoin. Pour toute une population intéressante et nombreuse, «MM. les artistes en foire», il est le temple même de la peinture et le moindre de ses tableaux vaut deux travées de notre exposition nationale.
À quelle époque fut-il fondé? À quel esprit hardi doit-on cette manière à la fois enfantine et sublime, naïve comme Cimabué, colossale comme Michel-Ange? Aucune académie, jusqu’au jour où nous sommes, n’a institué de prix pour éclaircir ce mystère. Il est français, voilà le fait, et postérieur à la découverte de l’Amérique, car ses toiles contiennent beaucoup de coton: il est français comme Paillasse son client, et comme le charbon d’Yonne son émule, qui trace des profils de soldats sur les murs nouvellement blanchis, malgré l’énergique défense des autorités.
S’appelait-il de son petit nom, ce grand peintre, ce fondateur, Barbacolozzo ou Pfafferspiegelbeer, l’atelier est français et s’en fait honneur. Parcourez les autres pays et l’univers et cherchez des portraits en pied de la femme-colosse, comparables à ceux de Muchamiel, qui était le Cœur d’Acier régnant à la fin de l’Empire! On en paye encore les lambeaux au poids du cuivre! M. Malpaigne, directeur des premiers théâtres européens, qui chante la romance de L’Éclair dans un porte-voix, de façon à vous tirer des larmes, et qui avale un cent de clous à crochet sans répugnance, possède dans sa galerie, rue de la Goutte-d ’Or, une cuisse et une joue de Mlle Cuiraseu, jeune géante de quatorze ans, malheureusement enlevée à la France par les alliés en 1819. Le portrait était de Tamerlan, mort victime de son intempérance. M. Malpaigne a refusé neuf francs de ces débris. «Rien que dans la joue, dit-il avec une douce gaieté, il y a pour dix francs de viande.»
Eh bien! M. Baruque est l’élève de ce même Tamerlan! Et Gondrequin passe pour avoir plus de talent que M. Baruque! Gondrequin, surnommé Militaire!
Revenons sur cette pittoresque appréciation de M. Malpaigne, non seulement directeur des premiers théâtres européens, mais premier pédicure aussi de toutes les premières cours étrangères et dont les prospectus portent ce cri du cœur: Sauver ou mourir!
«Rien que dans la joue, il y a pour dix francs de viande!» L’explication du succès séculaire de l’atelier Cœur d’Acier est tout entière là-dedans. C’est une maison où l’on n’épargne rien pour contenter les pratiques. On vous y livre des pies voleuses grosses comme des dindons sans augmentation de prix. Personne n’est sans avoir admiré le tableau des frères Poitrail, premiers éleveurs de canons. On y voit Poitrail le jeune tenant sur chacun de ses bras tendus, neuf artilleurs à la brochette. Quelle Rossinante, auprès de Poitrail, que le cheval des fils Aymon! On doit cette page à Quatrezieux, qui était Cœur d’Acier sous Louis XVIII, un roi d’esprit. Quatrezieux est également l’auteur du tableau de Mme Leduc, où cette célèbre artiste est représentée au moment où l’Arlésien, son mari par le cœur, lui casse des pavés sur le creux de l’estomac, à l’aide d’un marteau de forge. Cela étonne fortement l’imagination. L’Arlésien broyait du macadam avec ses dents et pratiquait l’art de se couler du plomb fondu dans les oreilles. Le tableau de Quatrezieux montrait tout cela dans les coins et laissait voir au fond plusieurs villageois, chaussés de sabots, qui dansaient sur le ventre de Mme Leduc. Elle riait, cette femme véritablement supérieure à son sexe, et semblait dire: «Allez, la musique!»