Au ciel qui était complet, portant à la fois toutes ses décorations, le soleil, la lune et les étoiles, deux anges enlevaient le mouton à six pattes de Mme Leduc et se disaient entre eux, le long de deux rubans qui sortaient de leurs bouches: Il faut le voir pour le croire!
Nous ne sommes pas ici dans le grand monde, mais ces personnages, pourtant, ont leur éclat. Mme Leduc était première femme sauvage et son mouton était premier mouton.
Quand Mme Leduc fut mangée par son premier lion, Quatrezieux en fit un petit tableau qu’on accrochait sous le grand. Tout le corps de Mme Leduc était dans le lion, excepté les jambes qui gigotaient hors de la bouche. Le monde entrait, espérant que c’était là le spectacle du jour.
Quatrezieux finit très convenablement, grâce aux soins de M. Malpaigne, qui lui fit boire la médecine du tigre. Sa fille lui succéda en dépit de la loi salique. Son tableau de l’enfant encéphale a fait le tour du monde. Elle était malheureusement passionnée, et s’asphyxia pour un Hercule ingrat, qui n’en valait pas la peine.
Mais l’immortel atelier trouva Tamerlan tout prêt, et après Tamerlan un autre:
Cœur d’Acier est mort, vive Cœur d’Acier! Il eût suffi d’un mannequin pour perpétuer la dynastie.
En entrant par l’escalier de pierre, il y avait d’abord une chambre assez vaste dont les croisées regardaient celles du bon Jaffret, de l’autre côté de la rue, vers l’ouest. Le mur oriental de cette chambre avait été supprimé dans sa presque totalité, ménageant une énorme baie qui donnait accès sur un hangar, lequel aurait pu servir d’église, tant il était haut et large. Le jour venait d’en haut et pouvait être modifié par des toiles d’emballage, disposées sous les châssis. Ces toiles, dont quelques-unes étaient à matelas, produisaient de beaux effets, variés par ces draperies naturelles qui sont l’œuvre de la patiente et cruelle araignée. Un poêle de fonte, chauffé à la tourbe, dégageait d’austères odeurs. Par les ouvertures du hangar, à droite, à gauche et au fond, on voyait des arbres, car ce monument était bâti dans un jardin, dont il occupait à peine le quart. Le jardin, admirablement planté, rejoignait la rue des Mathurins-Saint-Jacques et contenait plusieurs dépendances, entre autres un petit pavillon renaissance, qui se nommait dans le quartier la Tour-Bertaut. Bertaut, le poète, avait habité cette maison, au dire de ceux qui s’occupent de pareilles fadaises; cela était égal à M. Gondrequin, et M. Baruque s’en battait l’œil avec franchise.
En l’année 1842 où nous sommes, le Cœur d’Acier régnant, autrement dit «M. Cœur» faisait sa demeure dans ce pavillon.
Car tout ici appartenait à Cœur d’Acier, la maison, le hangar, les jardins, les dépendances. Il payait ce domaine douze cents francs, en quatre termes de trois cents francs l’an. Le présent siècle prend des allures qui ne plaisent ni à M. Baruque, ni à Gondrequin-Militaire.
C’était là le bon temps, le temps de cocagne. Rien ne manquait dans l’atelier, où le nécessaire abondant admettait même un luxueux superflu. Outre la guirlande de rats empaillés déjà mentionnée, et qui festonnait orgueilleusement les murailles, une quantité d’objets curieux, donnés en payement ou offerts par l’amitié, meublaient le temple. On ne songeait pas à les vendre, quoiqu’il y eût là pour plus de cinquante écus de bragas qui eussent encombré dix grandes voitures de déménagement: des guenilles pailletées, des squelettes d’animaux, des appareils fantasmagoriques hors d’usage, des volailles rôties en carton et plusieurs automates admis à la retraite.
Le tout, couvert d’une respectable poussière, s’amalgamait avec un mobilier industriel dont nulle habileté de plume ne saurait dire le prodigieux désordre.
L’usine, cependant, marchait en pleine activité. Une armée de rapins jeunes et vieux, vêtus d’impossibilités, coiffés chimériquement et fiers au plus haut point de leur absurde apparence, brossaient à la vapeur des toiles mal assujetties ou balayaient des châssis simplement étendus sur le plancher. La couleur ruisselait à flots, produisant des choses indescriptibles, dessinées selon un ferme parti pris d’insulte à la raison. La plupart des soldats composant ce turbulent bataillon ignoraient les principes les plus élémentaires de l’art, mais ils étaient dirigés par des caporaux à l’œil sûr, à la main terrible, rompus au métier de mal peindre et qui savaient, les criminels, qui savaient comment on plaque une pelouse, comment on fige une rivière, comment on disproportionne un corps, comment on fausse un mouvement. Ceux-là étaient des artistes, si jamais il y en eut.
Au-dessus des artistes, les maîtres: deux demi-dieux, M. Baruque, dit Rudaupoil, et M. Gondrequin, surnommé Militaire.
M. Baruque était un petit homme de cinquante ans, maigre, sec et sérieux, froidement mystificateur et ami de toutes les charges d’atelier, sous son apparence sévère; Gondrequin était un bon grand gaillard, naïf et convaincu, estimant haut la position sociale où l’avaient élevé son talent et la bonté de la Providence. On l’appelait Militaire, non point parce qu’il avait eu l’honneur d’appartenir à l’armée, mais à cause du fol amour qui l’entraînait vers la gloire martiale. Le dimanche, M. Gondrequin se déguisait en demi-solde, «dont il avait la moustache», pour employer les expressions de Cascadin l’apprenti. Cascadin l’accusait en outre de glisser sous sa redingote un foulard rouge, pour en laisser passer un coin par sa boutonnière, ce qui le décorait sans garantie de gouvernement.
M. Baruque et M. Gondrequin étaient les deux lieutenants de Cœur d’Acier. M. Baruque avait des vues d’ensemble et groupait les grandes masses, M. Gondrequin tirait l’œil.
Chaque tableau destiné à MM. les artistes en foire contient un ou plusieurs objets qui doivent tirer l’œil. Great attraction! vocifère l’affiche du saltimbanque anglais. La France, toujours plus délicate, demande à Gondrequin un portrait flatté de son phoque ou de son jeune enfant à deux têtes. Gondrequin excellait surtout dans l’albinos, et quoiqu’il méprisât l’anatomie, ses hommes-squelettes faisaient autorité.
Au-dessus des demi-dieux, Jupiter gouvernait l’Olympe: Cœur d’Acier, le maître des maîtres, jeune, beau, brillant: à tous ces dons, il ajoutait l’attrait du mystère. MM. les artistes en foire ne l’avaient jamais vu. On disait qu’aux heures où la journée finie faisait de l’atelier une vaste solitude, il descendait parfois de ses nues pour enlever un raccourci impossible, pour creuser une perspective rebelle, pour fondre les flots gelés d’un océan. On le disait; c’était la légende, mais nul ne connaissait l’invisible successeur des Muchamiel, des Tamerlan et des Quatrezieux. Supérieur à la nature humaine, «M. Cœur» exerçait de haut sa royale influence. Il était la poésie de tout un peuple. À la fête des Loges, à Saint-Cloud, à la foire au pain d’épices, sa radieuse image visitait les rêves de toutes les héritières baraquées, aux heures mystiques où la grosse caisse ne bat plus…