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Ce matin, outre plusieurs enseignes figurant le cygne de la croix, le cheval blanc ou le coq hardi – bagatelles – outre divers tableaux, destinés à la tente de la somnambule parisienne, à la cabane de la jeune géante, à l’antre de la femme sauvage qui dévore des serpents empaillés – simples frivolités -, l’atelier Cœur d’Acier exécutait deux pages magistrales, deux grands tableaux d’histoire: la Tour de Nesle et les exercices de la famille Vacherie. La famille Vacherie, riche d’une vingtaine de membres, posait à gauche avec ses ustensiles et son tigre marin, apporté dans un baquet. La Tour de Nesle était à droite: trois scènes, séparées par des piliers; la taverne, le magicien, le cachot. Au premier aspect, cela paraît tout simple, mais le dictateur du théâtre forain, imagination audacieuse et habile, avait commandé trois fenêtres ouvertes: une dans la taverne, une dans le palais de Louis le Hutin, une dans la prison. C’était pour donner une idée de ses intermèdes. La première fenêtre devait montrer les jeux zygomatiques, le Patagon jonglant avec ses deux enfants; la seconde fenêtre laissait voir une lutte du Midi entre Arpin et Marseille, la troisième servait de cadre à la prise de la citadelle d’Anvers.

Allez demander des choses pareilles aux fainéants qu’on expose dans le palais de l’Industrie!

Sur une estrade se tenaient trois modèles: un misérable petit garçon posant pour les enfants du Patagon, et deux hommes dont l’un avait les jambes nues, tandis que l’autre découvrait orgueilleusement son torse dépouillé.

Ces deux hommes, coupés par le milieu du corps et ressoudés, le torse de l’un aux jambes de l’autre, devaient former un Hercule complet: un premier Hercule. Les jambes s’appelaient Similor, le torse avait nom Échalot. Ils possédaient en commun Saladin, le misérable enfant, et c’était toute leur fortune.

– Faites vos grâces, Mademoiselle Vacherie, et montrez vos talents, ordonna Gondrequin-Militaire en prenant le pinceau des mains d’un caporal. C’est vous qui devez tirer l’œil ici, au coin de droite. Eh! loup! Flambez!

Mlle Vacherie, noir et rouge comme une taupe qu’on aurait saupoudrée de sciure de campêche, plaça un poignard en équilibre sur le bout de son nez camard et se campa. Elle était laide à donner la chair de poule, mais Similor, l’homme pour les mollets, la contemplait avec un coupable plaisir.

Échalot, l’autre moitié d’athlète, souriait au petit Saladin, qui grouillait comme un ver sur l’estrade.

Un silence claustral régnait dans l’atelier où chacun travaillait ferme, sinon bien.

De temps en temps, M. Baruque élevait la voix pour dire:

– Bouchez vos becs et allez de l’avant, tout le monde! hein, là-bas!

Militaire ajoutait fièrement:

– Le temps fuit, car il a des ailes! au galop!

Et la chiourme, en effet, allait de l’avant. Parmi le désordre poudreux de ce Capharnaüm, un ordre parfait dirigeait la besogne. Chacun avait son poste de combat. Impossible de fabriquer de plus affreux produits avec plus de zèle et plus de méthode.

Seuls, MM. Baruque-Rudaupoil et Gondrequin-Militaire avaient le droit d’allumer leurs pipes et de parler haut. Les autres glissaient à peine dans l’oreille du voisin quelques vieux calembours appartenant au théâtre du Panthéon. Les modèles eux-mêmes chuchotaient timidement, et l’ours de la famille Vacherie, horrible vieillard dont la férocité tombait en enfance, laissait faire son portrait sans révolte, n’osant bâiller qu’à demi.

M. Baruque avait dit:

– Courte et bonne! La séance ne durera pas jusqu’à deux heures, à cause qu’on célèbre la fête patrimoniale de M. Cœur, au jour d’aujourd’hui, dans le sein de notre famille.

– Festin de Balthazar, réjouissances et verres de couleurs! avait ajouté M. Gondrequin-Militaire. Celui qui n’est pas invité à la noce pourra venir dans la rue des Mathurins voir le feu d’artifice pardessus la muraille. On ne paye rien pour ça. Allons-y! Le temps fuit, car il a des ailes. Sans compter qu’on sera peut-être dérangé aujourd’hui par l’inspection des loups-cerviers qui ont acheté la maison et les terrains, et qui vont nous démolir! eh! houp!

– Ceux-là, on a l’honneur de les connaître, les loups-cerviers, dit orgueilleusement Similor, l’homme aux jambes, tandis qu’Échalot, modèle pour le torse, poussait un profond soupir.

À ce moment, de l’autre côté de la rue, le bon Jaffret ouvrit sa cinquième fenêtre, celle qui n’était pas grillée, et aussitôt les moineaux se mirent à voltiger alentour comme un essaim de mouches. Mais ils se sauvèrent en piaulant, parce que le bon Jaffret n’était pas seul.

La cinquième fenêtre de cet homme doux pour les bêtes dépassait un peu le plan nord de la maison Cœur d’Acier. Elle avait ainsi vue sur le jardin et sur le pavillon Bertaut, situé au bout de l’allée qui descendait vers la rue des Mathurins-Saint-Jacques.

Un pâle rayon de soleil d’hiver traversait le pavillon, éclairant un jeune homme élégant et beau, qui dormait tout habillé sur un lit de repos.

Le bon Jaffret avait à la main une lorgnette de spectacle et disait à son compagnon:

– Ce Lecoq nous tenait la tête sous l’eau; maintenant qu’il est mort et bien mort, nous sommes les maîtres. Je sais que vous avez vos affaires comme tout le monde, mon cher monsieur Comayrol, et je ne vous aurais pas dérangé pour une bagatelle. Mettez ma jumelle à votre point, et attendez seulement que ce beau garçon-là se retourne: vous verrez que la chose en vaut la peine!

II Deux amies de pension

– Rosette!

– Nita!

Ce furent deux jolis petits cris de joie qui se croisèrent à l’angle des rues Cassette et du Vieux-Colombier. La voiture de la jeune princesse d’Eppstein s’arrêta court, sur un ordre donné avec pétulance, et Nita, rouge de plaisir, se pencha à la portière, disant:

– Monte vite, ou je vais descendre!

Mlle Rose de Malevoy était à pied, conduite par une femme de chambre qui portait un livre de prières. Nita ouvrit elle-même la portière, avant que le valet de pied eût quitté son siège. La dame de compagnie qui l’escortait s’écria scandalisée:

– Princesse! oh! princesse!…

Mais comme Rose hésitait à monter, la princesse Nita ne fit ni une, ni deux; elle sauta sur le pavé et se jeta dans les bras de son amie.

– Méchante! dit-elle, les larmes aux yeux, oh! méchante! y a-t-il longtemps qu’on ne t’a vue!

Rose de Malevoy, émue aussi, lui rendit son baiser et glissa un rapide regard à l’intérieur de la calèche.

– Ah! fit-elle, tandis que son beau front s’éclairait, Mme la comtesse n’est pas là?

– Non, répliqua Nita. Nous serons seules avec la bonne Favier, et j’ai tant de choses à te dire! si tu savais!…

La dame de compagnie, personne considérable, amplement ouatée et fourrée, descendit à son tour avec l’aide du valet de pied. Loin de moi la prétention d’apprendre à mes lecteurs que Paris n’en demande pas tant pour ameuter quatre ou cinq douzaines de ses badauds sur le trottoir. Les badauds s’ameutèrent et regardèrent comme s’ils n’eussent jamais vu rien de si surprenant en leur vie.

– Princesse… fit la dame de compagnie qui commençait toujours et achevait rarement, je ne sais en vérité s’il est convenable…