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Les yeux de la bonne Favier se rouvrirent. Rose ajouta en français, négligemment:

– Je te croyais à Rome, Nita.

– Nous comptions y passer tout l’hiver, répondit la princesse qui avait peine à cacher son trouble. Une dépêche de Paris est venue et nous avons plié bagages du jour au lendemain.

Favier toussa et dit sèchement:

– La dépêche avait trait aux intérêts de Madame la princesse. Elle fit le signe de la croix, parce qu’on passait devant la porte latérale de Saint-Sulpice. Les deux jeunes filles l’imitèrent.

– As-tu quelquefois entendu parler de l’atelier Cœur d’Acier? s’écria tout à coup Nita en jouant la gaieté.

– Non, répliqua Rose pensive. Qu’est-ce que c’est que l’atelier Cœur d’Acier?

– C’est un mystère de Paris, figure-toi, et fort à la mode, comme tous les mystères de Paris… Tu as lu Les Mystères de Paris, d’Eugène Sue, je suppose?

– Non, répondit Mlle de Malevoy. Je n’ai jamais lu de romans.

– Eh bien! tu n’es pas curieuse! Ma bonne Favier ne voulait pas que je les lise, mais la comtesse a dit: «Pourquoi non! ça ne peut faire ni bien ni mal.»

– Madame la princesse est une enfant gâtée, prononça lentement Favier en regardant Rose. Mme la comtesse fait tout ce que Madame la princesse veut.

Rose sourit d’un air de doute et dit tout bas en anglais:

– Es-tu heureuse?

Nita éclata de rire.

– Ma chérie, répondit-elle, tu ne lis pas de romans, c’est possible, mais tu en penses! Voyons! J’ai dix-neuf ans et je m’appelle la princesse d’Eppstein. Si je criais au secours avec le contralto que j’ai, accompagné par mon demi-million de rentes, on m’entendrait des antipodes! Crois-tu encore aux tuteurs féroces, toi, ma pauvre Rosette?

– Es-tu heureuse? répéta Mlle de Malevoy.

– Mais oui, parfaitement heureuse, en vérité.

Rose dit avec simplicité:

– Tant mieux; j’avais peur que tu ne fusses pas heureuse.

Nita n’aurait point su définir l’émotion qui la gagnait. Elle baissa la voix à son tour pour demander, toujours en anglais:

– Sais-tu pourquoi M. Léon de Malevoy a besoin de me voir?

– Nous parlons bien souvent de toi, repartit Rose, mais il y a des choses que mon frère ne dit à personne.

– Tu es devenue bien sérieuse, depuis le temps! pensa tout haut Nita.

– C’est vrai… c’est vrai! prononça par deux fois Mlle de Malevoy. Mon frère pâlit et souffre. Il me semble que je ne sais plus rire.

Le radieux visage de Nita s’assombrit.

– Sois franche avec moi, murmura-t-elle. Il y a quelque chose?

Elle vit une larme sous les paupières baissées de Rose et la pressa vivement contre son cœur.

– Princesse, commença la dame de compagnie, qui semblait à la torture, les convenances…

– Ne me grondez pas, ma bonne, l’interrompit Nita. Je n’ai jamais eu qu’une amie!

– Mme la comtesse n’est-elle pas votre meilleure amie, princesse? voulut protester Favier.

– Certes, certes, mais ce n’est pas la même chose.

Et, sans s’excuser davantage, elle se tourna de nouveau vers Rose pour lui dire, en anglais, toujours:

– Est-ce à cause de ton frère que tu pleures!

Mlle de Malevoy secoua la tête sans répondre.

– L’as-tu jamais revu! demanda la princesse, dont l’accent changea brusquement.

Ceci ne se rapportait point au frère, car Rose tressaillit sans relever les yeux.

– Tu l’aimes!… prononça Nita en baissant la voix. Ne mens pas!

– Je ne l’ai jamais revu qu’une fois, dit Mlle de Malevoy d’un ton lent et qui voulait être froid. Je n’aime personne. Mon frère est tout pour moi, ici-bas.

Si elle eût regardé la princesse en ce moment, elle aurait vu ses yeux briller et une nuance plus rose monter à ses joues.

– Moi, je l’ai revu, dit Nita; au bois, plusieurs fois, monté sur un beau cheval, et seul, toujours seul, ne saluant personne… Il semblerait qu’il est inconnu au monde entier, car personne n’a jamais pu me dire son nom. Et pourtant je l’ai bien souvent demandé!

– T’a-t-il reconnue? interrogea Rose.

– Je ne sais, répliqua la princesse, en vérité je ne sais.

Sa voix trembla en prononçant ces mots. Les paupières de Rose se relevèrent comme malgré elle. Leurs regards se croisèrent. Le rouge vint jusqu’au front de Nita, tandis que Rose pâlissait.

Cette dernière demanda, en français, et sans réussir à cacher l’effort pénible qu’elle faisait:

– Pourquoi me parlais-tu de cet atelier Cœur d’Acier?

– Ah! s’écria Nita, saisissant la balle au bond et heureuse d’étendre son bavardage, comme un voile protecteur, sur son irrésistible émotion, j’étais sûre que tu voudrais savoir! C’est extrêmement curieux, à ce qu’il paraît: un vrai campement de sauvages au milieu de Paris? Des choses de l’autre monde qu’on ne croirait pas si les voyageurs les rapportaient de la Chine. Le Louvre de la foire, enfin! et des mœurs! Ces messieurs disent que les Iroquois ne sont rien auprès de nos saltimbanques, et Cœur d’Acier est le peintre ordinaire de Biboquet. Il a une réputation, une gloire. On l’a découvert tout récemment dans un quartier qui est à cent pieds sous terre, et les vaudevillistes vont le mettre au théâtre. Mais tout cela n’est rien; il y a quelque chose de bien plus intéressant. Ces Hurons sont des anges, au fond, quoiqu’ils n’en aient pas l’air. Ils ont recueilli autrefois par une terrible nuit d’hiver un héros de roman, beau comme les amours, qui gisait dans la rue, mourant de froid, de faim… attends donc! non! il était blessé, plutôt. Ils l’ont soigné, ils l’ont guéri; ils ont fait de lui leur fils, leur maître, leur roi; ils lui ont meublé un petit palais auprès de leur taudis. C’est maintenant un jeune homme élégant, distingué, montant à cheval, allant dans le monde… Rose sourit.

– Et c’est pour visiter de pareilles curiosités que la princesse Nita d’Eppstein s’est mise en campagne de si bonne heure? dit-elle.

– Tu m’écoutais donc? fit Nita d’un air moqueur. Vrai, je te croyais dans le pas des rêves, et c’était pour ma bonne Favier que je parlais… Eh bien! non, Mademoiselle, vous êtes très loin du compte. Il s’agit d’affaires; nous sommes sorties pour affaires; ne vous ai-je pas dit que j’allais rejoindre le comte, mon tuteur? C’est toute une histoire. Le gouvernement va nous acheter l’hôtel de Clare un peu malgré nous; pour faire le remploi de mes fonds, mon tuteur a jeté les yeux sur le vaste terrain qui accompagne l’atelier Cœur d’Acier.

– Dans un quartier situé à cent pieds sous terre? l’interrompit Rose avec une sorte d’amertume.

– Bravo! tu m’écoutais, décidément! s’écria la princesse pendant que la dame de compagnie, scandalisée, se pinçait les lèvres: dans un quartier qui va être mis en valeur par d’admirables percées. Les plans sont faits; nous les avons eus de l’hôtel de ville, Nous aurons façades sur deux rues et un boulevard. Le nouvel hôtel de Clare couvrira les dépenses de sa construction par les maisons de rapport qui vont l’entourer… Je comptais bien consulter ton frère… quoique le comte, mon tuteur, soit entouré de personnes tout à fait compétentes…