Выбрать главу

– Va, Rosette, ma pauvre Rosette, s’interrompit-elle traduisant tout à coup sa pensée en anglais, peut-être sans y songer, je voudrais bien m’intéresser à ces choses-là. Je suis seule! horriblement seule!

Comme Mlle de Malevoy ouvrait la bouche pour répondre, la voiture, engagée dans une rue étroite, s’arrêta. La portière de gauche touchait presque le vieux mur de l’hôtel de Cluny; la portière de droite s’ouvrit et un homme d’apparence respectable présenta sa tête nue, coiffée de cheveux blonds grisonnants.

Cet homme, nous le connaissons, et cependant, il nous faudra quelques lignes pour le présenter au lecteur, car le changement produit en lui par ces dix années tenait presque du miracle. Nous dirons tout de suite que c’était Joulou, notre Joulou, «la Brute» de Marguerite Sadoulas; nous ajouterons que rien ne restait, rien absolument du sauvage et hardi cuisinier de la belle pécheresse, rien de l’étudiant de dixième année, rien du féroce lutteur qui, debout sur une table de marbre, avait soutenu contre un officier de marine ce combat historique et terriblement fou, illustre dans le légendaire des écoles.

Rien: c’était M. le comte du Bréhut de Clare, un homme modéré, tiède, riche, grandi dans l’opinion par la position princière de sa pupille et en passe de devenir pair de France.

C’était en outre le mari de Mme la comtesse du Bréhut de Clare, ou mieux de Clare tout court: une créature d’élite, celle-là, une femme supérieurement belle et très forte, qui avait exhumé d’archives plus profondes que des puits ce droit à porter le nom de Clare, et conquis ainsi pour son mari, dans un conseil présidé judiciairement, la tutelle de la princesse d’Eppstein, malgré l’opposition de feu la mère Françoise d’Assise, qui était morte en gardant certains préjugés entêtés.

Le principal de ces préjugés était une défiance incurable à l’endroit de Mme la comtesse.

Au physique, M. le comte du Bréhut de Clare était plus vieux que son âge et paraissait au moins quarante-cinq ans. Son athlétique constitution avait considérablement fléchi; autrefois, ses épaules larges et hautes auraient fatigué l’habit noir qu’il portait aujourd’hui comme tout le monde. Sa taille était un peu courbée; il avait l’air souffrant et surtout triste. Mais la transformation était principalement dans ses traits et dans l’expression de sa physionomie.

Sa figure restait large, son teint terne; seulement la maigreur, sculptant à nouveau les plans de cette face fruste qui jadis semblait une grossière ébauche, avait dégagé les lignes nettes et presque nobles. Les yeux agrandis pensaient, le front dégarni méditait.

À l’aspect d’une étrangère dans la calèche, le premier mouvement de M. le comte fut une sorte de tressaillement craintif. Il avait la vue très basse et demanda:

– Qui donc avez-vous là, princesse?

Nita lui tendit la main familièrement au lieu de répondre, et Mme Favier murmura d’un ton de rancune:

– La princesse n’est plus une enfant, elle fait ce qu’elle veut, Dieu merci!

– Quoi qu’on vous dise ou qu’on vous fasse entendre, Madame, l’interrompit le comte avec une sévérité froide, vous êtes aux ordres de ma pupille, ne l’oubliez jamais!

Il serra la main de Nita dans ses deux mains. Son regard exprimait un respect tendre et bon. En descendant, Nita lui donna son front à baiser et prononça tout bas le nom de son amie.

Il y eut de la surprise dans les yeux demi-baissés de Rose, pendant que le comte la saluait avec une bienveillante courtoisie. La dame de compagnie pinça ses grosses lèvres et se prépara à descendre.

– Restez, lui dit le comte du Bréhut. Vous attendrez ici.

Il ajouta, en offrant sa main à Rose:

– Soyez la bienvenue, Mademoiselle de Malevoy; je ne suis pas de ceux qui accusent votre frère.

– Qui donc accuse mon frère, Monsieur? demanda Rose qui lui retira sa main d’un geste plein de hauteur.

– Ceux que ton frère accuse, peut-être, répondit Nita dont les grands yeux rêvaient.

Et M. le comte du Bréhut murmura:

– Entre votre frère et ceux-là, Mademoiselle, je crains que la lutte ne soit pas égale.

Ils étaient à la porte même de l’atelier Cœur d’Acier, sous le fameux tableau que la bise balançait. La calèche attendait au bout de la rue. Le comte se découvrit et fit passer les deux jeunes filles. Avant d’entrer, il leva la tête pour jeter un regard à la cinquième fenêtre du joli appartement du bon Jaffret. À cette fenêtre deux têtes curieuses étaient penchées. M. le comte agita son chapeau en s’inclinant gravement.

III Sevrage de Saladin

Dix heures sonnant, Gondrequin-Militaire poussa un cri aigu auquel M. Baruque répondit par un chant de coq. Aussitôt tous les caporaux imitèrent le gloussement de la poule. C’était à faire illusion. Plusieurs rapins lancèrent la note douce et monotone qui est l’appel d’amour du crapaud au printemps. Mlle Vacherie, qui avait plus d’un talent, imita la chanson du corbeau dans les montagnes solitaires; son oncle, le Patagon, renifla comme un âne entier; le directeur des singes savants chanta La Marseillaise , Similor aboya, Échalot miaula, Saladin, le misérable enfant, exhala des plaintes déchirantes, tandis que l’Albinos, ôtant sa filasse blanche, déclamait le récit de Théramène avec un haut accent méridional. Par-dessus ces livres soli, la grande voix de l’atelier Cœur d’Acier s’éleva, reproduisant tous les bruits de la nature et de la civilisation, depuis le grincement de la scie jusqu’aux cris de canards, qui firent jadis la réputation de la vallée de Tempe.

Tout cela s’exécutait dans un ordre admirable comme le remue-ménage célèbre de l’horloge de Strasbourg à l’heure de midi. Personne ne riait. La gaieté des peintres fait frémir, qu’ils soient élèves de Raphaël ou simplement vitriers de l’école Quatrezieux.

Quand le tapage quotidien et normal eut assez duré, Gondrequin-Militaire appela solennellement:

– Monsieur Baruque Rudaupoil!

– Plaît-il? demanda le second lieutenant; il me semble qu’une voix a murmuré mon nom!

– Le temps fuit, car il a des ailes, répondit Militaire. Sonnez la cloche.

M. Baruque, déposant sa palette et son pinceau, emmanché de long comme un balai, dit:

– Din-don, din-don! c’est la cloche, à cette fin qu’on prenne sa nourriture librement, chacun pouvant en allumer une à sa volonté et bavarder entre soi, sans se fâcher. Rompez les rangs! À la soupe!… qu’on l’augmente aujourd’hui spécialement du quart d’heure de grâce quotidien à cause de la fête de M. Cœur. Eh! là-bas! En avant, les bidons!

Ce discours, religieusement écouté, fut suivi d’un tumulte inexprimable. L’atelier tout entier, officiers, caporaux, soldats et modèles, se débanda bruyamment comme font les enfants après la classe finie. Aucun pays sur la carte humaine n’a des bas-fonds si étranges, des cavernes si profondes, des ravines si perdues que cette lumineuse contrée qu’on appelle l’art. L’art est un géant dont le front noble reçoit en plein les rayons du soleil, mais dont les pieds invisibles trempent on ne sait où, dans des océans de misères. Est-ce encore l’art? demandera-t-on. Et ces pieds appartiennent-ils réellement à cette tête? Je penche à le croire. Voyez la distance qui sépare le comédien-étoile de la pauvre litière humaine, les comparses, sur laquelle on le sert, comme un superbe coq de bruyère sur de la chair hachée. Rien ne ressemble tant à l’atelier Cœur d’Acier que ce bizarre troupeau des comparses, incessamment foulé aux pieds, et vivant d’orgueil, pourtant, prodigieux mystère! L’art est l’art, en bas comme en haut, et la vanité, sang de ce grand corps, descend à l’extrémité la plus infime de ses tristes orteils.