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Le savetier, cette moquerie de la pêche parisienne, cette petite bête non mangeable qui grouille dans la glaise du canal de l’Ourcq, est un poisson comme le bar argenté, comme le saumon aux formes magnifiques, comme la lamproie semée de pourpre, et comme le gigantesque esturgeon.

Le barbet crotté est un chien comme le noble blood-hound qu’on prime à l’exposition.

C’étaient des artistes, ces esclaves à vingt-cinq sous pièce. Ils s’étaient fait artistes, parce que la carrière de l’art est libre par excellence. On les commandait comme des enfants à l’école, mais qu’importe cela? Ils étaient libres, puisqu’ils ne faisaient rien d’utile!

Chacun alla à son coin. Il y avait des multitudes de coins. Dans chaque coin, derrière des loques amoncelées, sous les bûches destinées au poêle, entre les châssis et les murs, partout enfin, quelque provende à l’odeur forte, au goût poivré, était cachée. L’art pauvre ne se nourrit pas comme le travail indigent. L’art a besoin de luxe toujours, et les épices sont le luxe de la misère.

Tout le monde eut bientôt son journal et sa bouteille. Le journal est l’assiette offerte à l’art par la civilisation: l’assiette et le buffet. De tous ces journaux bourrés d’esprit, de politique et de littérature, cent parfums redoutables surgirent, parmi lesquels dominait le flair austère et mâle de l’ail. Horace, le cher poète, a fulminé contre l’ail de furieuses imprécations; je n’oserais défendre l’ail contre Horace, et cependant l’ail est bien nécessaire à l’art.

En un instant les journaux dépliés répandirent dans l’atelier une épaisse atmosphère d’ail; ils sentaient tous l’ail uniformément: Le Siècle, tout jeune alors, La Presse , sa sœur aînée, préludant à cette rente de 365 idées qu’elle allait assurer annuellement à ses lecteurs; La Patrie , Siècle du soir, le Courrier français, Patrie du matin, les Débats drapés dans leurs langes doctrinaires, la Gazette de France, mouche piquante, posée sur le nez du roi bourgeois; La Quotidienne , souvenirs et regrets; L’Estafette, Le Temps, Le Globe et vingt autres, les forts et les faibles, les intelligents et les obtus, tous sentaient l’ail. L’ail est le niveau. Une fois tombés à ces profondeurs, les chefs-d’œuvre de l’esprit humain ne respirent plus qu’un souffle: l’ail.

Cependant, auprès du poêle, l’aristocratie mangeait dans des assiettes, M. Baruque, un rognon, sauté par Viot l’aquatique; Gondrequin-Militaire, l’aile d’un poulet maigre, rôti par l’aquatique Rousseau. Autour d’eux, la bourgeoisie et le peuple, disposés dans un joli désordre, tordaient le petit salé ou broyaient le cervelas avec un appétit unanime. On causait, on riait, on chantait. Dans cette foule joyeuse, nous choisirons trois groupes plus particulièrement liés à notre histoire.

Le premier groupe, composé de deux individus seulement, se tenait à l’écart: il était formé par Échalot (pour le torse), et le pauvre vilain petit enfant qui posait pour le bambin-volant dans le tableau des jeux zygomatiques. Les deux moitiés d’athlètes s’étaient en effet séparées; pendant qu’Échalot, cœur véritablement maternel, s’occupait de l’héritier indivis, Similor-les-Mollets, homme de plaisir, avait rejoint Mlle Vacherie et déjeunait avec les saltimbanques.

C’était ici le second groupe, composé du pitre, du premier rôle, de l’Ours, de l’Albinos et du Physicien.

Le troisième groupe ne comptait guère que des artistes de l’atelier et entourait Gondrequin-Militaire, qui avait la parole solennelle, abondante et difficile.

M. Baruque, lui, semblait préoccupé: ses petits yeux gris allaient et venaient.

Saladin pouvait avoir deux ans moins quelques mois; il ne parlait pas encore, mais il se traînait comme un reptile; il était laid, chétif et mal tourné. Échalot le tenait tout frétillant dans ses bras et essayait de lui faire avaler un bon morceau de saucisson au gros poivre. Saladin résistait comme un diable. Échalot lui disait avec cette implacable douceur des gens patients:

– Saladin, tu n’es pas raisonnable! Tu ne peux pas toujours téter jusqu’à l’âge de ta conscription, pas vrai! Avale ça comme un mignon garçon, puisque c’est pour ton bien, ayant consulté un vétérinaire, et qu’il est temps de te sevrer, mioche, pour commencer ta première éducation.

Saladin ne voulait pas. Il faisait d’abominables grimaces et essayait de crier; mais Échalot, qui connaissait la puissance de sa voix et craignait le scandale, lui tenait la bouche à poignée, disant:

– T’as les torts de ton côté. Ton papa ne fait rien pour toi, c’est moi seul qu’en ai toutes les charges. Sois gentil. Le saucisson te communiquera une force virile, bien supérieure au lait qu’est tripoté dans Paris, à l’aide d’amidon et de cervelles d’anciens chevaux de fiacre. N’y a pas plus brigands que les laitiers… Vas-tu l’ouvrir, petite drogue, ta bouche!… Tu vois, Saladin, tu m’as forcé pour la première fois à l’impolitesse à ton égard!

Saladin, qui se roulait comme un serpent, échappa à son étreinte et laboura de dix ongles noirs et crochus qu’il avait la pauvre joue maigre de son père nourricier. Échalot l’embrassa.

– Gamin d’espiègle, grommela-t-il en riant, auras-tu de l’esprit!

Puis, avec une fermeté douce:

– N’empêche que tu devrais remercier le ciel d’être sevré avec du saucisson! Faut que l’homme soit sevré dans sa jeunesse. Tu m’en sauras gré plus tard. Allons, Saladin, sois raisonnable! Ça te fera du bien à ta santé. Voyons! goûte-moi ça! Est-ce que je fête moi? N’y a que toi ici qui fêtes! t’as pas honte!

La sueur coulait de son front; il l’essuya d’un revers de manche et pensa:

«Une idée qu’il a, quoi! si jeune, c’est déjà buté contre le saucisson!»

À quelques pas de là, le galant Similor oubliait son jeune fils; c’était son habitude. Peu lui importait cette opération du sevrage, si délicate et si difficile. Esclave de ses passions, il dissipait son salaire avec Mlle Vacherie. Ce n’était pas un joli garçon, mais il avait une tournure artiste, sous son paletot de peluche trop étroit; les jambes nues, la tête coiffée d’un vieux chapeau gris d’où s’échappaient ses cheveux jaunes en révolte, et il était en train de faire sa cour.

– On a le fil, quoi! disait-il d’un air à la fois scélérat et naïf, on est ce qui s’appelle un roué de la Régence avec tous les divers trucs à sa portée, et susceptible de rendre une petite femme comme le poisson dans l’eau, pour la bouche, la toilette et tout. C’est pas l’embarras, l’amour m’a bien nui dans mes carrières; mais que voulez-vous! on a abusé de tout dans l’existence d’un jeune homme à la mode auprès des belles, sans perdre de vue, toutefois le sentier de l’honneur!