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À cet égard, Nita n’avait confié son secret à personne – si elle avait un secret.

Dans ce grand et noble hôtel qui était son héritage, elle avait les protecteurs que donne la loi; elle était entourée de ces relations secourables, mais froides, auxquelles il faut se résigner quand la mort a moissonné les vraies, les seules affections. Tout lui semblait naturel et simple dans cette vie de deuil qui allait s’éclaircissant peu à peu, selon le cours du temps. Jamais, au grand jamais, elle n’avait eu l’idée de redouter un danger. Et personne ici ne lui parlait encore de danger, mais l’impression de frayeur ou tout au moins de doute était née.

Le comte écouta les pas légers de Rose qui allaient s’éloignant. Il offrit son bras à Nita, après lui avoir baisé la main pour la seconde fois.

– Vous êtes bien jeune pour m’écouter, princesse, dit-il d’une voix plus ferme qu’on ne l’eût attendu de son aspect chancelant, bien jeune, car je ne puis poser qu’une énigme dont moi-même je cherche encore le mot. Il faudrait ici un homme, un homme habile, honnête et fort. Je ne connais pas cet homme-là, et je me hâte de parler aujourd’hui, parce que je ne sais pas si j’aurai l’occasion ou la force de parler demain.

«Mon père était un honnête homme, un gentilhomme. Ma mère était une sainte. Moi, j’ai fait le maclass="underline" s’ils ne m’avaient pas envoyé à Paris, peut-être que j’aurais été comme mon père et ma mère. La race est bonne; je suis le premier de mon nom qui ait perdu l’estime de lui-même.

– Vous, bon ami, murmura Nita incrédule, vous avez fait le mal! Vous avez perdu l’estime de vous-même!

Le comte poursuivit au lieu de répondre:

– Il y a une femme qui veut se remarier et qui n’est pas encore veuve. Quand elle parle à ces complices, elle appelle l’homme qui lui a donné son nom: Mon premier mari. Vous comprenez bien, n’est-ce pas, princesse? C’est comme si celui-là était déjà mort!

Ils marchaient dans une allée sombre où l’entrecroisement des branches dépouillées épaississait l’ombre comme un feuillage. Nita sentait le bras du comte tressaillir sous le sien.

– De quelle femme parlez-vous, bon ami? demanda-t-elle d’une voix altérée.

– Je ne vous dis rien de ce que je voulais vous dire, murmura le comte qui pressa son front à deux mains. Ma tête est plus faible de jour en jour. Si vous saviez comme j’étais fort autrefois! connaissez-vous quelqu’un? quelqu’un de jeune, quelqu’un de brave qui puisse vous défendre quand je ne serai plus là?

– Me défendre!… balbutia Nita.

– Vous défendre en vous aimant, ma fille. Vous êtes à l’âge où le cœur fait son choix. N’ayez ni scrupule ni fausse honte. Savez-vous quelqu’un qui vous aime et que vous pourriez aimer?

Nita rougit puis pâlit. Elle baissa la tête et garda le silence. Le comte attendit.

– Peut-être n’avez-vous pas confiance en moi, prononça-t-il lentement, ou peut-être comptez-vous sur la loi; mais, je vous le dis: s’ils le veulent, ils tromperont la loi!

Il ajouta en se penchant jusqu’à l’oreille de la jeune fille:

– Ils ont déjà trompé la loi!

– Tenez, s’interrompit-il, j’ai chaud, maintenant; mon corps brûle. C’est toujours ainsi après le frisson… Quand mon père mourut, je fus ivre pendant six semaines; il y avait une chose que je voulais oublier… et pourtant, je me disais en moi-même: tiens-toi droit, Joulou! te voilà comte. Les aïeux sont en haut à te regarder! Mais en bas, en bas ils étaient là, eux et ils criaient: Allons! entonne, la brute! Monsieur le comte, à votre santé!… Le sang avait jailli jusque dans mes yeux, cette nuit-là; je voyais rouge… Et j’étais jaloux! Cette femme tuait mon âme avant de tuer mon corps!

– La même femme? interrogea Nita.

– Quand ma mère mourut, poursuivit encore le comte qui semblait n’avoir pas entendu, je compris que nous étions deux désormais à voir le fond de ma conscience, moi sur la terre, elle dans le ciel. Je la sentis près de moi et au-dessus de moi. Mais ils étaient là et ils me disaient: «Monsieur le comte, nous sommes une grande famille où vous avez le droit d’aînesse. Le pacte fut signé le matin du mercredi des Cendres, Monsieur le comte: signé avec du sang! allons, il n’est plus temps de s’arrêter! Obéissez-nous puisque vous êtes notre maître!…»

– Non, s’interrompit-il de nouveau pour répondre au regard inquiet de Nita, je ne suis pas fou, princesse… La troisième fois que je m’éveillai ce fut quand ils me nommèrent tuteur et gardien d’une jeune fille dont le sang est noble comme celui des rois. Depuis ce jour-là jamais je ne me suis rendormi. Quoi qu’on puisse vous dire contre moi, princesse, ayez confiance en moi, car je vous aime au péril de ma misérable vie!

– J’ai confiance en vous, murmura Nita. Je sais que vous m’aimez, mais…

– Mais vous avez hâte de savoir… ou plutôt vous écoutez avec trouble le rêve confus d’un fiévreux. Il y a des heures où je doute de moi-même, quand il leur plaît de me faire douter. Il y a des heures où elle me force à rire de mes épouvantes… Et pourtant, regardez-moi en face, princesse: n’ai-je pas l’air d’un homme qui va mourir?

– Bon ami, vous êtes souffrant… commença Nita qui lui prit les deux mains.

– Je suis empoisonné! prononça le comte d’une voix basse et brève.

La jeune fille recula terrifiée. Le comte se redressa et ses traits effacés prirent pour un instant une expression virile, pendant qu’il continuait:

– Je suis prêt, ma fille. Voilà déjà du temps que j’ai fait la paix avec Dieu; je suis préparé à mourir.

– Empoisonné! répéta la princesse dont le cœur défaillait, par qui? dans quel but?

– Tant que je vis, répondit le comte, elle ne peut pas être duchesse de Clare.

– Mais il n’y a plus de duc de Clare! s’écria Nita, heureuse d’opposer une impossibilité à ces révélations qui opprimaient sa pensée comme un cauchemar. Bon ami, revenez à vous. Pour qu’elle fût duchesse de Clare, il faudrait un duc de Clare!…

Le comte garda un instant le silence.

Je donnerais la moitié du pauvre sang qui me reste, dit-il d’une voix tranchante et nette, pour que vous aimiez un homme, l’homme dont je parlais, jeune, brave et fort… Écoutez-moi bien, ma fille: moins que personne vous avez le droit d’affirmer qu’il n’y a point de duc de Clare!

Nita rougit et baissa la tête, comme si une lumière soudaine eût éclairé trop brusquement sa plus secrète pensée.

– Et s’il n’y a point de duc de Clare, acheva le comte, peu importe, rien ne résiste à cette femme. À l’heure où je vous parle, elle possède peut-être… elle possède sans doute, comme si elle était Dieu ou le roi, ce qu’il faut pour créer un duc de Clare!

V M. Cœur

Le bon poète abbé Jean Bertaud, qui fut évêque de Séez et premier aumônier de la reine Marie de Médicis, avait fait construire ce pavillon qu’on appelait «la Tour» à cause d’une lanterne octogone qui surmontait sa toiture haute et bien campée. C’était sans doute avant que son talent l’eût conduit à la fortune et aux honneurs. Plus tard, l’hôte admiré du palais que nous nommons aujourd’hui le Luxembourg, avait dédaigné cette modeste retraite.