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Voici dix ans à peine, je me souviens d’avoir vu encore ce pavillon, intact et gracieux, derrière le vieux mur de clôture aux pierres tendres, profondément rongées. Il regardait les lucarnes de l’hôtel de Cluny à travers un massif de tilleuls et de faux-ébéniers. À tout prendre, je ne puis produire aucune charte prouvant que l’élève de Ronsard ait élucubré en ce lieu quelques-unes de ses belles poésies, mais la tradition le disait, le nom l’affirmait et le style de la charmante maison portait à le croire. Les briques rouges crucifiant la pierre de liais disparaissaient presque sous le lierre; mais le cintre surbaissé de croisées détachait sa clef fleuronnée derrière le grêle feuillage, des jasmins, et les naïves sculptures de la frise, ombragées vigoureusement par l’avance du toit, bosselé comme un vieux feutre, dataient l’ensemble mieux que ne l’eût fait un chiffre.

Paris est semblable aux vieillards qui gardent un souvenir plus vif aux choses anciennes qu’aux nouvelles choses. Vous trouveriez inévitablement dans le quartier de la Sorbonne nombre de bonnes gens ayant connaissance de la tour Bertaut; peut-être n’en est-il plus un seul pour conserver la mémoire de M. Cœur, son dernier locataire.

Néanmoins, M. Cœur était, en 1842, un personnage presque célèbre. Les tableaux signés de ce nom avaient de la réputation ailleurs qu’au pays latin. Il est vrai que les brocanteurs et marchands ne connaissaient point le peintre, dont les affaires étaient faites par une manière de vieux rapin, drôlement habillé, qui s’appelait M. Baruque ou Rudaupoil, et qui avait le pour rire.

Quand on lui demandait des renseignements sur son patron, cet original de Baruque répondait: Cherche! à moins qu’il n’entamât, à propos de l’atelier Cœur d’Acier, un poème généalogique et confus où brillaient les noms de Muchamiel, Quatrezieux, Tamerlan, M. et Mme Lampion, etc.

C’était grâce à ses vanteries, au sujet de l’atelier Cœur d’Acier, que ce remarquable établissement commençait à exciter la curiosité, en dehors du petit monde à part qui formait sa bizarre clientèle.

Le moment était aux explorations de mœurs. L’exhibition du Tapis-Franc modèle, faite par un très éloquent romancier, avait mis les oisifs en goût de mystères. Il y avait des gens qui regardaient Paris, désormais, comme une immense boîte à double fond, et qui pensaient qu’en soulevant n’importe quel pavé, on devait découvrir une surprise.

Cette délicieuse princesse Nita nous l’a dit: l’atelier Cœur d’Acier était mûr pour la gloire: les vaudevillistes allaient s’occuper de lui!

Mais il y avait loin, quoi qu’on puisse penser, de l’atelier Cœur d’Acier à M. Cœur. M. Cœur ne cherchait point la gloire. C’était un parfait solitaire, vivant avec lui-même, ne donnant à personne aucune part de ses chagrins ni de ses joies. Ce n’est pas qu’il eût élevé un mur entre lui et ces braves rapins qui parlaient de lui avec tant de chaleur; bien au contraire, il leur montrait chaque jour son visage ami et bon; il faisait même mieux et pouvait passer pour la Providence visible de l’insouciant troupeau. Ce n’est pas non plus qu’il se cachât en aucune façon aux gens du dehors ou qu’il étendît un voile quelconque sur ses actions. Il sortait en plein soleil au vu et au su de tout le monde, son magnifique cheval anglais caracolait gaiement dans ces tristes rues qui descendent la montagne Sainte-Geneviève. En outre, quoiqu’il ne suivît point les caprices de la mode avec la minutieuse servilité des dandys, il était toujours mis fort élégamment.

Il eût été difficile de trouver un cavalier plus admirablement beau. Les pauvres filles de la ville des écoles avaient retenu l’heure à laquelle il passait, soucieux et pensif, tenant en bride son anglais fringant. Tout le long de sa route, il y avait bien des minois rougissants et curieux derrière les rideaux de mousseline.

Il avait deux routes. Tantôt il montait la rue de la Harpe et tournait le boulevard extérieur au rond-point de l’Observatoire, tantôt il prenait les quais et s’en allait, suivant la Seine, jusqu’aux Champs-Élysées, dont la grande avenue le menait au bois.

La première de ces deux routes le conduisait au cimetière Montparnasse, qu’il visitait au moins deux fois chaque semaine. Ceux ou plutôt celles qui s’intéressaient à lui savaient bien cela et depuis longtemps. Il laissait son cheval à la garde d’un enfant, qui ne lui manquait jamais à l’heure habituelle, toujours la même, et franchissait la porte du champ de repos.

À droite de la grande allée, il prenait un sentier et s’arrêtait devant une vaste et belle sépulture qui portait l’écusson et le nom des ducs de Clare. Derrière ce fastueux tombeau, il y avait une modeste tombe, entourée de fleurs. C’était là qu’il s’asseyait pensif et muet, pendant des heures entières.

Plus d’une fois, après son départ, un pas furtif s’était approché de la tombe, et deux jolis yeux indiscrets avaient adressé une question au marbre modeste. La tombe silencieuse ne pouvait répondre. Un nom de baptême, seulement, Thérèse, était gravé en creux au-dessus de la légende commune: Priez pour elle.

Le secret de M. Cœur était donc bien gardé de ce côté.

Quand M. Cœur prenait la seconde de ses deux routes, c’était, en apparence, pour faire cette banale promenade qui tourne maintenant autour des lacs et qui, en 1842, allait de la Porte Maillot à l’abbaye de Longchamps. Paris, le gaillard, passe pour inconstant, mais il s’amuse toujours de la même manière. Cependant un observateur examinant les choses de plus près aurait vu que M. Cœur avait un autre but que de faire, deux heures durant, ce long tour d’écureuil qui réjouit quotidiennement notre peuple fashionable. Il y avait une voiture, ou plutôt des dames, car la voiture pouvait changer; les dames appartenaient à la plus riche couche sociale et à la plus noble. Il y avait donc des dames, deux dames, toutes deux souverainement belles, une princesse et une comtesse: la comtesse, femme de trente ans ou un peu plus; la princesse, jeune fille de dix-huit ans.

Quand M. Cœur avait aperçu de loin ces deux dames, il mettait son cheval au pas et suivait, souvent à une large distance, comme s’il eût eu frayeur d’être remarqué.

Nous savons qu’il avait été remarqué.

Bien entendu, il ne saluait jamais ces dames. Du reste, dans toute cette foule brillante qui encombrait le bois alors comme aujourd’hui, M. Cœur n’avait personne à saluer. Tout le monde le connaissait de vue, à cause de sa grande tournure et de son merveilleux cheval; personne n’aurait su mettre un nom sur ses traits.

Il fallait aller loin de là et regagner les rues qui avoisinent la Sorbonne pour trouver la première fillette qui, cachée derrière son rideau, disait, en le voyant revenir:

– Voici M. Cœur qui passe!

Elles ajoutaient, parlant pour elles-mêmes ou pour d’autres:

– Quel amour de joli garçon! Et dire qu’il ne regarde jamais aux fenêtres!

Rentré chez lui, M. Cœur peignait ou pensait, ce qui, pour lui, était parfois une seule et même chose.

Or, le lecteur a deviné dès longtemps quel nom était sous ce pseudonyme de M. Cœur. Nous avons à nous rendre cette justice que rien n’a été fait pour égarer sa perspicacité. Chacun a pu reconnaître dans le grand maître de l’atelier Cœur d’Acier, dans l’auguste successeur de tant de barbouilleurs illustres parmi «MM. les artistes en foire,» notre Roland Buridan, l’amoureux de Marguerite de Bourgogne, le fils de cette pauvre Madame Thérèse morte au n° 12 de la rue Sainte-Marguerite.