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Au commencement de la huitième année, depuis son entrée dans la maison Cœur d’Acier, survint un événement qui changea tout à coup la situation mentale de Roland. Cet événement sera relaté plus tard. Sans se mêler davantage à la vie extérieure, Roland transforma son mode de solitude. Il prit ces habitudes d’élégance que nous avons décrites; le jour, il déserta volontiers sa retraite; la nuit, il eut des rêves.

Pour la première fois de sa vie peut-être, il spécula sur lui-même et relut le livre fermé de ses souvenirs. L’existence de sa mère, dès qu’il l’eut interrogée, lui apparut sous un jour nouveau. Il y avait là un secret. Pourquoi n’avait-il jamais pris souci de le pénétrer? et pourquoi, justement aujourd’hui le désir de connaître naissait-il en lui?

Une chère et souriante vision, qui enchantait son insomnie, répondait. La belle jeune fille qu’il suivait de loin au bois lui avait inspiré ces curiosités incroyablement tardives.

Il était amoureux pour la seconde fois, amoureux autrement que la première fois, mais avec toutes les ardeurs que la paresse de sa nature réservait pour la passion seule.

Nous le vîmes jadis éperdu et mourant aux pieds de cette splendide Marguerite. Aujourd’hui, son amour brûlait à d’autres profondeurs: c’était un culte.

Il voulait savoir parce qu’il aimait, et parce que, si absurde, si impossible que soit un désir, aussitôt qu’il est né, il lui faut l’espoir. Il fouillait désormais le passé avec des yeux soudainement dessillés. Il découvrait avec un étonnement d’enfant des choses qui n’avaient jamais cessé d’être claires et limpides, mais qu’il n’avait point vues, parce que l’insouciance était sur ses yeux comme un bandeau.

La première de ces choses, c’est que le mystère de sa vie actuelle n’avait fait que succéder à un autre mystère. Ce nom de Roland, qu’il portait jadis, n’était pas plus un nom, dans le sens sérieux et social du mot, que ce sobriquet qui l’avait remplacé. Quel était le vrai nom de sa mère? À quoi avait-elle travaillé si désespérément? De quoi se mourait-elle, cette nuit où il l’avait quittée? Quel nom, quel vrai nom lui eût-elle donné, si elle avait pu, à la place de ce nom de Roland, tout court, qui était devenu M. Cœur?

Sa mère l’avait pris avec elle très peu de temps avant l’époque où commence notre histoire. Elle arrivait d’un pays d’outre-Rhin. Il avait été élevé au petit collège de Redon, au fond de la Bretagne. Une fois, une seule fois, sa mère lui avait dit: «Ne me demande jamais rien; tu sauras tout quand le jour sera venu.»

Dans sa propre pensée, il était le fils d’un général, mort au début de la Restauration, et mort de telle façon que son nom même était pour sa veuve un suprême danger.

Il se reprochait maintenant comme un grand crime de n’avoir rien fait, quand il en était temps encore, pour éclaircir cette nuit complète.

Et il s’étonnait profondément d’avoir ainsi prolongé son enfance jusqu’à l’âge viril.

C’était tout, absolument tout. Il en arrivait sans transition aucune à cette scène qui nous fit aussi savants que lui; cette scène où Madame Thérèse lui donna le portefeuille contenant vingt billets de mille francs.

La forme même des recommandations qui accompagnèrent ce dépôt disait assez à quel point Roland était étranger aux secrets de sa mère.

Il ne savait rien, et en ce moment suprême où elle avait besoin d’un messager sûr, elle ne lui disait rien encore, sinon qu’en échange des vingt billets de mille francs, maître Deban, notaire, devait placer entre ses mains un acte de naissance, un acte de mariage, un acte de décès, tous trois à ce noble nom dont chaque lettre restait gravée dans le souvenir de Roland: «Raymond Clare Fitz-Roy Jersey, duc de Clare».

Laborieusement, péniblement, après mille doutes et s’accusant mille fois de folie, Roland avait mis deux années entières à repousser, et par conséquent à établir en lui cette pensée que, pour payer ces trois pièces au prix de ses derniers vingt mille francs – conquis, Roland ne savait par quel sacrifice -, il fallait que ces mystérieux papiers eussent trait étroitement à elle et à lui-même.

Or, la veille du jour où nous sommes, Roland avait reçu une lettre dont l’enveloppe portait le nom de M. Cœur, mais qui à l’intérieur était ainsi conçue:

«Monsieur le duc,

«Deux personnes qui vous connaissent mieux que vous ne vous connaissez vous-même, auront l’honneur de se présenter chez vous demain à deux heures l’après-midi. Faites en sorte d’être libre et de les recevoir sans témoins.»

Il n’y avait pas de signature.

VI Le pavillon

Cette lettre, qui commençait par «Monsieur le duc», avait plongé Roland dans une indicible surprise. Il n’avait confié à personne au monde ses doutes ni ses rêves, et pourtant cette lettre mystérieuse, répondant à sa plus secrète pensée, lui semblait une amère moquerie ou le résultat d’une erreur.

Elle n’était, en réalité, cette lettre, que le premier symptôme du drame, envahissant tout à coup avec une violence folle le calme de son existence.

Après une nuit sans sommeil, il était en train de s’habiller lorsque son domestique lui apporta une seconde lettre, timbrée de Paris comme la première et d’une écriture également inconnue.

Dans la position où Roland s’était mis volontairement, il n’avait aucune espèce de relations et ne recevait jamais de lettres. Jean, son domestique, ancien rapin de l’atelier, semblait aussi étonné que lui, et lui dit:

– Ça va bien, la correspondance! c’est peut-être pour le jour de votre fête, que je profite de l’occasion pour vous la souhaiter bonne et heureuse, monsieur Cœur.

Roland lui donna la pièce et Jean continua:

– Ça n’était pas par intérêt, mais en vous remerciant tout de même. Autre chose encore! Vous savez, le monsieur qui cherche après vous? le muscadin qui se dit envoyé par votre marchand de tableaux, rue Laffite? il est revenu hier. Il veut vous acheter pour des mille et des cents, à ce qu’il prétend.

– Adresse-le à M. Baruque, dit Roland.

– C’est vous qu’il veut. Il évite l’atelier et arrive par la rue des Mathurins. Qu’est-ce que ça vous fait de le voir? Tenez; voilà sa carte.

La Tour-Bertaut, depuis que Roland l’avait appropriée à son usage, avait une entrée particulière sur la rue des Mathurins.

La carte du «muscadin» portait, sous un joli écusson de fantaisie, nageant dans un nuage lilas et timbré d’une couronne de vicomte, ce nom harmonieux: Annibal Gioja.

Et au-dessous, entre parenthèses: (des marquis Pallante).

Roland jeta la carte sur sa toilette.

– Faudra-t-il le recevoir la prochaine fois? demanda Jean.

– Non, répondit Roland. Laisse-moi.

Jean quitta la chambre à coucher. Roland restait seul. Il ouvrit la lettre, après l’avoir tournée et retournée entre ses mains avec une sorte d’effroi. C’était un papier d’affaire, avec une tête lithographiée ainsi conçue: «Étude de maître Léon de Malevoy, rue Cassette, n°3.»

La lettre disait:

«Monsieur Cœur est prié de passer à l’étude pour affaire qui l’intéresse.