«Signé: Urbain-Auguste Letanneur, maître clerc.»
Il ne faut pas s’y tromper: de toutes les missives ce sont ici les plus romanesques, les plus poétiques, les plus éloquentes à l’imagination. Ces quelques paroles concises et froides contiennent pour la plupart des hommes tout un monde de promesses ou de menaces.
Si le lecteur n’a pas oublié l’étrange conciliabule tenu par les clercs de l’étude Deban au cabaret de la Tour de Nesle, ce nom d’Urbain-Auguste Letanneur peut lui être resté familier. Letanneur, alors second clerc, était un gaillard lettré, écrivant dans le journal de son département. Nous pouvons affirmer, sans déprécier son talent peu connu, que jamais scène émouvante d’aucune de ses nouvelles n’avait frappé l’abonné provincial comme ces deux lignes impressionnèrent celui qui les lisait.
Roland resta d’abord les yeux fixés sur la tête imprimée, lisant l’adresse et le nom avec une stupéfaction profonde. «Léon Malevoy, rue Cassette, n° 3!»
Quand une existence a été tranchée à son milieu, tout ce qui avoisine la blessure demeure sensible et douloureux toujours. Les moindres événements de cette soirée du mardi gras étaient gravés en traits indélébiles dans le souvenir de Roland. Sa mémoire pouvait faillir ou s’envelopper d’une brume, après le coup de poignard reçu, mais tout ce qui précédait le coup de poignard était net, profond, cuisant comme une marque de fer rouge. Il eût répété les paroles de sa mère, lors de son départ, il eût peint ressemblant son pauvre dernier sourire. L’aspect de la ville en carnaval était devant ses yeux, le son burlesque des trompes restait dans ses oreilles.
«Rue Cassette, n° 3»! disait la tête de lettre. Roland se vit traversant le carrefour de la Croix-Rouge et arrivant à la porte cochère de ce n° 3 qui logeait alors l’étude Deban. C’était là le but de sa course; les 20 000 francs devaient acheter ici même l’acte de naissance, l’acte de mariage, l’acte de décès.
Roland se vit devant la loge du concierge qui ricanait en prononçant le nom de M. Deban.
Il se vit regardant cette bizarre façade, et montant cet escalier dont chaque étage demandait: «Quelle heure est-il?»
Il se vit au dernier étage, enfonçant une porte, et face à face avec ce beau jeune homme qui portait le costume de Buridan. Il vit sur le pied du lit le madras de Marguerite, et son cœur lui fit mal comme si on eût rouvert brutalement une ancienne blessure.
«L’Étude de maître Léon de Malevoy», disait encore la tête de lettre.
Les premiers mots du beau jeune homme déguisé en Buridan avaient été ceux-ci: «Comment vous nommez-vous? Moi, je m’appelle Léon Malevoy; est-ce à moi que vous en voulez?»
Ils devaient se battre le lendemain du mardi gras, tous deux, derrière le cimetière Montparnasse – se battre pour Marguerite.
Aussi en dehors même de la ligne de prose, rédigée par M. Urbain-Auguste Letanneur, le message du notaire remuait un monde dans l’esprit de Roland.
La ligne de prose, cependant, eut son tour et ne produisit pas un moindre effet. Que voulait dire cette invitation de passer justement à cette étude où sa mère l’avait envoyé dix ans auparavant, invitation qui lui était adressée justement par cet homme!
Cet homme le connaissait-il? était-ce un pur effet du hasard? Comment avait-on pu découvrir sa demeure et reconnaître son identité?
Dix ans! Une retraite si profonde! un déguisement si sûr! Le fil brisé allait-il se renouer à l’improviste?
Et cette lettre signée était-elle une conséquence de la lettre anonyme qui l’appelait «Monsieur le duc»?
Nous avons prononcé déjà les deux mots caractérisant la situation, telle qu’elle se présentait à l’esprit de Roland. Il y avait là peut-être des promesses; il y avait là très certainement des menaces.
Roland avait à la fois espérance et crainte: sa crainte d’autrefois, son espérance nouvelle; car il n’y avait pas longtemps que l’ambition était née en lui, et son ambition portait un gracieux nom de jeune fille.
Pendant plus d’une demi-heure, il resta les yeux fixés sur la lettre, puis il reprit le billet reçu la veille au soir. Il compara les deux papiers, les deux écritures, les deux timbres de la poste.
Rien ne se ressemblait. L’intelligence se trouble et s’émousse en face de certaines énigmes. Roland sentait bien qu’il s’acharnait à un travail impossible, et cependant sa tête travaillait toujours.
Il sortit de sa chambre à coucher et passa dans son atelier, pièce assez vaste, très haute d’étage, restaurée avec un goût sévère, dans le style de sa première construction. L’atelier donnait sur le jardin par trois croisées, blindées dans leur partie inférieure, afin de faire le jour favorable, et par une porte-fenêtre, recouverte d’une portière épaisse.
Il y avait là plusieurs tableaux commencés, qui tous étaient d’un véritable artiste, mais dont aucun pourtant ne dépassait le niveau des choses bien faites. Nous ne donnons pas notre Roland pour un peintre de génie.
Il y avait aussi une toile, plus grande que les autres, posée sur son chevalet et recouverte d’un rideau qui la cachait complètement. Cette toile faisait face a la porte-fenêtre.
Roland ouvrit une des croisées pour rafraîchir son front qui brûlait. Le temps était froid et beau. Roland eut un sourire en voyant à quelques pas du pavillon les préparatifs du feu d’artifice enfantin que l’atelier Cœur d’Acier tirait annuellement en son honneur.
Mais son regard distrait se détourna bien vite des gaules plantées dans le gazon et des verres de couleur suspendus aux branches des arbres.
Il avait de la sueur aux tempes, et sa poitrine, malgré lui, se serrait.
La maison Cœur d’Acier et le hangar bâti au-devant lui cachaient presque entièrement la petite maison moderne, située de l’autre côté de la rue, où ce bon Jaffret, rivalisant avec la providence de Dieu, «aux petits des oiseaux donnait la pâture». Une seule fenêtre, sur les cinq qui éclairaient l’appartement Jaffret, était visible, à travers un large vide que le hasard avait laissé entre les arbres: cette fenêtre par conséquent avait pleine vue sur l’atelier de Roland et pouvait plonger à l’intérieur.
Elle était close en ce moment. Roland ne remarqua point qu’à son apparition le rideau de mousseline qui doublait les carreaux remua. À plus forte raison ne put-il point se rendre compte d’un singulier travail auquel le bon Jaffret se livrait derrière la mousseline.
Le bon Jaffret tenait d’une main une lorgnette de spectacle qu’il avait mise au point avec beaucoup de soin, de l’autre une miniature encadrée de velours avec un cercle d’or.
Il regardait tantôt Roland dans la jumelle, tantôt la miniature à l’œil nu.
Et il avait l’air vivement satisfait, le bon Jaffret!
Roland, lui, gardait malgré lui les yeux fixés sur les deux lettres qu’il tenait toujours à la main.
Tout à coup, il tressaillit et se retourna. La porte-fenêtre, d’ordinaire inviolable, venait de s’ouvrir avec bruit et donnait passage à un visiteur.
– Je vous baise les mains, cher et illustre, lui dit le nouveau venu de but en blanc avec un salut du genre mixte: obséquieux et effronté à la fois, je n’ai pas eu besoin d’escalader votre muraille. J’y étais déterminé. Je suis un amateur. Nous autres Napolitains rien ne nous arrête… Le vicomte Annibal Gioja, des marquis Pallante, pour vous servir passionnément, s’il vous plaît, envers et contre tous, et, sans autre salaire que la joie de vous être agréable!