Second salut, déjà plus familier. La voix de cet homme souriant caressait l’oreille comme une cavatine. Roland n’avait pas changé de place et le regardait, étonné.
Les yeux du vicomte Gioja s’étant fixés sur la lettre qui appelait Roland: «Monsieur le duc», il eut un vrai sourire d’Italie, entre cuir et chair.
C’était un fort joli jeune homme, peau blanche, cheveux noirs, prunelles de jais nageant dans du bleu. Son costume avait une irréprochable élégance; rehaussée par un ruban haché de nuances diverses et résumant tout un ensemble de décorations étrangères. Nous ne saurions dire comme tout cela brillait: le blanc du teint, le noir des cheveux, le jais des prunelles et les prismes des décorations exotiques. Le vernis que les autres gardent pour leurs bottes semblait s’étendre et miroiter sur toute la personne de ce cavalier éblouissant.
M. le vicomte Annibal Gioja, des marquis Pallante, ayant salué une troisième fois, s’assit en murmurant:
– Vous permettez?
Il mit la pomme de sa canne, un pur onyx, à ses lèvres et son lorgnon dans son œil. Ainsi campé, il fit la revue de l’atelier d’une œillade admirative.
– Monsieur, lui dit Roland, trop surpris pour avoir déjà de la colère, j’ai coutume de ne recevoir personne chez moi.
– Je le sais pardieu bien! répliqua le vicomte Annibal d’une voix en même temps douce et cristalline, comme est le sucre candi, j’ai eu assez de peine à forcer la consigne: mais, nous autres Napolitains, rien ne nous étonne; nous avons le feu sacré dans l’âme comme dans les yeux, mon cher, mon illustre ami…
– Ami! répéta Roland, qui ne put s’empêcher de sourire.
Le feu sacré qui était dans les yeux du vicomte Annibal s’attisa. Il prit une de ces poses nobles qui courent les rues dans son heureux pays, et poursuivit avec inspiration:
– Connaissez-vous l’Italie? son ciel, ses femmes, ses brises à la fleur d’oranger? ses horizons plus rosés que des gouaches? l’azur dentelé de ses golfes! Nous autres Napolitains, nous avons beau faire, notre cœur est un aimable fou qui se jette à la tête de la beauté ou du génie. Le climat veut cela, le climat de l’Italie, l’amour du monde, le monde de l’amour! Rossini! Pétrarque! Pasta! Les ténors! Le soleil! Ami, je le répète, illustre et cher ami! cessez de peindre des chefs-d’œuvre, si vous ne voulez pas qu’on vous aime!
Ayant parlé ainsi d’un ton sonore, le vicomte Annibal déganta deux mains en marbre de Paros pour rouler une cigarette.
– Monsieur le vicomte, lui dit Roland froidement, je désirerais savoir si je puis faire quelque chose pour vous.
Annibal alluma sa cigarette en répétant: «Vous permettez!» et montra en un sourire blanc le trésor d’ivoire nacré et d’émail rose qu’il avait dans la bouche.
– Fondons la glace, cher et illustre, répliqua-t-il. Je vais vous avouer une chose: je suis ardemment épris de votre manière. Pour nous autres Napolitains, les jouissances d’art arrivent à l’extase, vous savez! Respirer l’air de votre sanctuaire, voir vos ébauches, c’est déjà du bonheur. J’aurais traversé l’épreuve du feu pour cela, mais…
Il se leva et présenta sa main d’une certaine manière à Roland qui ne bougea pas.
– Bon! fit le vicomte Annibal. Vous n’êtes pas initié, mais vous le serez… Êtes-vous amoureux!
Son sourire étincelait d’aimable impudence. Roland fronça légèrement le sourcil. Annibal tourna sur son talon et vint prendre une pose de statue devant une petite toile, presque achevée, qui attendait le vernis. C’était joli comme tout ce que Roland faisait. Annibal l’examina selon l’art des profès et enfila deux ou trois douzaines de ces banalités techniques qui sont désormais à la portée de tout le monde, comme l’argot dévoilé. Ce pauvre pédantisme infecte les ateliers encore plus que la térébenthine. Les feuilletons d’art l’y vont chercher.
– Nous autres Napolitains, prononça le vicomte Annibal du bout des lèvres en quittant le tableau pour passer à un autre, nous aimons sincèrement à rendre un bon office. Nous sommes de vivants traits d’union en amour, en politique, en tout… Voici un coucher de soleil délectable, tenez! Où diable Claude Lorrain avait-il caché sa palette, que vous l’avez retrouvée!… Dites-moi: à laquelle de ces deux dames en voulez-vous, cher et illustre? J’ai mes raisons pour vous demander cela.
Il ne se retourna point. Roland tressaillit et ses yeux semblèrent se dessiller, tandis qu’il examinait le profil perdu de son hôte avec ce regard ébahi qu’on a pour douter des invraisemblances.
– Est-ce à Mme la comtesse? poursuivait paisiblement le reluisant vicomte. Est-ce à cette délicieuse princesse?… Quelle adorable petite scène de genre! dans dix ans, cela vaudra mille louis!… Vous ne me répondez pas?
Tout en parlant et tout en admirant les ébauches, le vicomte Annibal Gioja faisait le tour de l’atelier et s’approchait insensiblement du chevalet qui supportait la toile recouverte d’un voile.
– Cher et illustre, reprit-il en continuant sa revue, si j’étais riche, je sortirais de chez vous ruiné… Est-ce que vous avez toujours porté ce nom de M. Cœur?
– Toujours, répliqua Roland qui désormais semblait s’attendre à quelque chose d’impossible.
– Nous autres Napolitains, dit Annibal, découvrant sa splendide mâchoire en un éblouissant sourire, nous feuilletons, comme si c’était un beau livre, la vie de nos maîtres bien-aimés… Je parie que derrière cette draperie il y a un ravissant secret!
– Je ne sais pas encore pourquoi vous êtes venu chez moi, Monsieur le vicomte, dit sèchement Roland qui fit un pas vers lui. Je crois vous connaître de vue…
Annibal l’interrompit par un signe de tête plein d’aménité.
– J’ai souvent l’honneur d’accompagner ces dames, murmura-t-il du ton le plus engageant, elles vous ont remarqué… toutes deux… et l’une d’elles a l’idée de vous pousser dans le monde.
En prononçant ces derniers mots, il aviva le feu sacré de ses yeux jusqu’à produire des étincelles. Sa main disparut derrière son dos et saisit la draperie qui glissa sur sa tringle en produisant un petit bruit métallique.
Le vicomte Annibal opéra un quart de conversion et lança un coup d’œil triomphant au tableau.
Mais l’heureuse expression qui égayait son visage disparut soudain. Roland avait fait un pas de plus. La main du vicomte Annibal ne put achever son travail, prise qu’elle était et arrêtée dans un étau de fer.
Roland avait refermé ses doigts sur le poignet du vicomte, et le vicomte cessa incontinent de briller. Ce fut comme l’éteignoir posé sur une bougie. La physionomie du malheureux trait d’union exprima désormais deux sentiments bien accusés: le désappointement et la frayeur.
Le désappointement naissait de ce fait que la draperie, en glissant sur sa tringle, avait découvert une figure inconnue, au lieu de celle que le vicomte Annibal s’attendait à voir.
La frayeur venait tout uniment de la pression vigoureuse qui lui écrasait le poignet, combinée avec la sauvage colère décomposant les traits du jeune peintre.
Le vicomte Annibal Gioja, des marquis Pallante, avait rôdé bien longtemps autour du pavillon de M. Cœur avant de s’y pouvoir introduire; mais, maintenant, il regrettait sa réussite. Il eût doublé le double louis donné à ce bon Jean pour être dans la rue des Mathurins-Saint-Jacques, où sa voiture l’attendait.