– Nous autres Napolitains, balbutia-t-il pourtant, blême et entrechoquant ses belles dents, seize contre seize, nous n’avons peur de rien. Et d’ailleurs, je suis ici dans votre intérêt, mon cher Monsieur Cœur. Lâchez-moi, je vous prie. Vous avez un très robuste poignet!
Roland ne le lâcha pas avant d’avoir donné un coup d’œil au tableau que le rideau, à demi tiré, coupait juste à son milieu.
Un sourire traversa sa colère quand il vit l’état où les choses restaient.
– Allez au diable, gronda-t-il, et ne revenez pas!
Ses doigts se desserrèrent. Le vicomte recula aussitôt de plusieurs pas, balbutiant:
– Cher et illustre… corbac! ce garçon est fort comme un bœuf!
Au-delà du seuil, et seulement au-delà, il dit:
– Celle qui m’envoie aurait pu changer une moitié de saltimbanque en grand seigneur! Mon bon, vous venez de manquer votre fortune, et vous entendrez parler de moi!
Roland lui avait déjà tourné le dos.
Trois minutes après il ne songeait plus à M. le vicomte.
Il avait laissé la porte ouverte et le tableau découvert à demi.
La tête lourde et fatigué qu’il était d’une nuit entière d’insomnie, il s’était jeté sur son divan. Malgré le sommeil qui le cherchait, son esprit travaillait et son regard appesanti parcourait de temps en temps les deux lettres: la lettre anonyme et la lettre du notaire.
Ce fut à ce moment que le bon Jaffret ouvrit sans bruit sa cinquième fenêtre et offrit sa jumelle à l’ancien maître clerc de l’étude Deban, l’ex-roi Comayrol, en le prévenant qu’il ne s’agissait pas d’une petite affaire.
Le passage du temps avait produit sur ces deux hommes de talent des effets fort différents. Malgré ses mœurs pures et la paix de sa conscience, le bon Jaffret s’était notablement racorni. Il était jaune de teint; ses yeux clignotaient, sa taille se déjetait, son excellent sourire d’autrefois tournait à la grimace. Un physionomiste imprudent, qui n’eût point connu sa belle conduite à l’égard des oiseaux, aurait pu le prendre pour un coquin. Comayrol, au contraire, avait fleuri: il était gras, il était propre et sain, son linge s’étalait, ses joues fleurissaient, il portait avec une incomparable grâce ce grain de beauté des pères nobles et des premiers comiques, les majestueuses, les coquettes, les fascinantes lunettes d’or!
Ce n’est pas très cher, notez bien, et c’est suprême. Un vrai roi, à notre époque, mettrait de côté la poule au pot trop vantée du Béarnais, et rêverait, comme signe béni de la prospérité publique, des lunettes d’or à tout son peuple!
Comayrol avait non seulement des lunettes d’or, mais encore cette forte habitude du coup de doigt qui pique la monture entre les deux yeux et dénote, comme Vénus est trahie par son tour de hanches (Virgile), le capitaliste endurci.
Comayrol était, en effet, un personnage solvable, le bon Jaffret aussi; la famille, fondée par ce grand M. Lecoq au cabaret de la Tour de Nesle, dans la nuit du mardi gras, dix ans auparavant, avait prospéré. Les vingt billets de mille francs, contenus dans le portefeuille de Madame Thérèse, s’étaient multipliés comme les pains de l’Évangile.
Ayant mis ses lunettes d’or au bout de la jumelle, Comayrol la braqua sur le pavillon et laissa échapper une exclamation de surprise.
– On l’a donc fait exprès pour nous! murmura-t-il.
Il quitta la jumelle pour examiner la miniature que lui tendait le bon Jaffret.
– Quand on regarde bien, dit-il, on voit des différences; mais l’air de famille saute aux yeux. Vayadioux! si c’était vraiment notre Grand d’Espagne, ce polisson-là! hé?
Le bon Jaffret haussa les épaules.
– Élevé dans une caverne, alors! répliqua-t-il, comme le jeune Gaspard Hauser!
– Un bâtard peut-être, continua Comayrol. Cela s’est vu. Un frère…
– Possible! fit Jaffret, mais, après tout, que nous importe? La ressemblance suffit; en apparence, l’âge se rapporte parfaitement.
Pour la seconde fois, Comayrol se servit de la lorgnette.
– Il faut voir ce beau garçon, dit-il, et lui parler.
– On le verra, répondit Jaffret, on lui parlera.
– Dès demain… continua Comayrol.
– Dès aujourd’hui.
– Mais, le temps de prendre des renseignements?
– Ils sont pris.
– Le temps de lui fixer une entrevue?
– Il a la lettre qui fixe l’entrevue.
– Comment avez-vous pris sur vous d’aller si vite en besogne, maître Jaffret? demanda Comayrol, qui se retourna pour lui jeter un regard sévère.
L’ami des petits oiseaux répondit en se frottant les mains doucement:
– Mme la comtesse a encore été plus vite que nous, et son Annibal était tout à l’heure là-bas, en conférence avec le jeune homme, au bout de ma lorgnette!
VII Le tableau
Ils attendaient tous, les petits oiseaux, et avec quelle impatience! ils attendaient l’audience du bon Jaffret.
Quand nos deux anciens clercs de l’étude Deban eurent achevé leur conférence, ils se séparèrent en se donnant rendez-vous pour deux heures après midi.
Tous les passereaux de Paris et de la banlieue arrivèrent alors à tire-d’aile, formant un essaim bruyant et tourbillonnant. Leur bienfaiteur était seul enfin! Les gamins du quartier se rassemblèrent dans la rue pour voir le bon Jaffret distribuer ses aumônes. Ce fut la joie de tous les jours, car le bon Jaffret donnait spectacle et les moineaux effrontés venaient chercher les mies de pain jusque dans sa bouche.
Il y avait en bas des philosophes pour dire:
– Les moineaux, ça s’y connaît! celui qu’est bon avec les bêtes n’est jamais méchant avec le monde!
Or, écoutez, il faut croire les philosophes, soit qu’ils aient un éditeur pour débiter leurs découvertes, soit qu’ils prêchent leurs naïvetés dans le ruisseau.
La fenêtre se referma. Les petits oiseaux s’en retournèrent dans leurs quartiers respectifs, gazouiller les louanges de Jaffret qui alla à ses affaires.
Dans le pavillon, Roland dormait enfin pour tout de bon. Il était couché sur son divan, vis-à-vis de la fenêtre donnant sur le jardin et un blanc rayon du soleil de décembre, passant à travers les arbres nus, venait jouer avec son sourire.
Car il souriait – à un rêve sans doute.
Les deux lettres échappées de ses mains gisaient sur le parquet.
Il y a, dit-on, des hommes trop beaux et que cette beauté même marque au sceau d’une fatalité. Roland n’était pas ainsi; quoique son adolescence et sa jeunesse eussent connu bien peu de jours véritablement heureux, quoiqu’il y eût dans sa vie des souvenirs d’une indélébile tristesse, il était impossible de concevoir, à son aspect, une idée de condamnation ou de misère. Il était de ceux qui semblent riches au milieu de la gêne, et dont la physionomie, en dépit des chances contraires, parle de bonheur à venir.
Il était plus jeune que son âge de beaucoup, parce qu’il était admirablement fort et qu’il n’avait point vécu. Prisonnier d’une crainte puérile, d’une répugnance exagérée dans laquelle la science eût démêlé peut-être les résultats morbides de ce choc qui l’avait renversé, demi-mort et blessé à l’âme autant qu’au corps, il s’était caché comme un criminel, fuyant un fantôme et parquant, de parti pris, son existence dans un milieu obscur où les plus actives recherches ne devaient point le découvrir.