Les yeux de Rose rencontrèrent tout naturellement cette toile, et une stupéfaction profonde se peignit d’abord sur ses traits.
– Moi! fit-elle en reculant de plusieurs pas. C’est moi! Est-ce que je rêve?
L’idée essaya de naître en elle qu’une glace se trouvait au fond de cette chambre qui semblait déserte; mais un raisonnement rapide comme l’éclair lui démontra que son image, là-bas, était en fraîche toilette d’été, tandis qu’en ce moment, elle portait des fourrures sur sa robe d’hiver.
– Moi! répéta-t-elle. Mon portrait!
Ses beaux sourcils se froncèrent et son œil s’assombrit; mais ce fut pour briller l’instant d’après, pour éclater, faut-il dire plutôt, en un splendide sourire d’allégresse.
Pendant une seconde, sa jeune beauté rayonna de joie; pendant cette seconde, Nita elle-même n’aurait pu l’emporter sur elle, par-devant le berger qui jugeait les déesses.
Mais le feu de ses yeux s’éteignit bientôt et sa paupière se baissa.
– Je suis folle, dit-elle en rougissant de pudeur et de fierté.
Elle passa la main sur son front. La pâleur était déjà revenue à ses joues.
– Et pourtant, reprit-elle, en jetant désormais vers le pavillon des regards inquiets, il est peintre, j’en suis sûre; n’avait-il pas son crayon à la main et son album ouvert sur ses genoux, là-bas, au cimetière?
Elle sourit. Sa prunelle s’alanguit derrière la frange de ses longs cils d’ébène.
– Comme il m’a faite jolie! murmura-t-elle d’une voix tremblante.
Et tout bas, si bas que le vent n’aurait pu cueillir ce mot sur ses lèvres:
– Il n’a fait que moi! nous étions deux, pourtant!
Était-ce un aveu? Il n’y avait qu’elle, en effet, sur la toile: une adorable jeune fille svelte dans une robe de mousseline fleurie. Et c’était bien elle; seulement elle ne savait pas être si charmante.
– Il me voit donc ainsi! dit-elle encore, tandis qu’une larme de gratitude passionnée diamantait le bord de sa paupière.
Doucement, bien doucement, sur la pointe de ses pieds de fée, elle approcha du pavillon. Quand elle fut tout près de la porte, elle écouta. Au-dedans, on n’entendait rien; au-dehors, outre les bruits rares de la rue et le murmure indistinct que laissait sourdre l’atelier Cœur d’Acier, on pouvait ouïr au lointain les pas de Nita et de son tuteur, continuant leur promenade dans les allées du jardin.
Rose, la main sur son cœur pour en réprimer les battements précipités, monta les deux degrés qui conduisaient au pavillon. Elle avait peur, mais son désir était bien plus fort que sa crainte.
Ce qu’elle voulait, certes, elle n’aurait point pu le dire. Le bonheur mettait une adorable couronne à ses traits si suaves et si nobles. Elle était heureuse, voilà le vrai. Elle espérait encore plus de bonheur.
Sa tête effarouchée et souriante dépassa le montant de la porte. Elle parcourut tout l’atelier d’un seul regard et redescendit les deux marches en chancelant. Elle avait vu Roland endormi.
– Oh! fit-elle, prête à défaillir, moi, je ne l’avais jamais revu… qu’une fois! Rien qu’une fois!
L’idée de fuir la saisit, si pressante et si forte, qu’elle s’élança dans l’allée; mais, en tournant l’angle du massif, elle voulut jeter en arrière un dernier regard. De là, on ne pouvait point voir Roland. Le tableau seul apparaissait, creusant de plus en plus ses saillies, à mesure que le soleil avançait dans sa course, l’éclairait mieux et plus favorablement.
Rose s’arrêta encore, hélas! et ce fut pour envoyer à celui qu’elle n’apercevait plus un baiser plein de tendresse et de pudeur.
Il n’y avait nul témoin. Pourquoi craindre? Il dormait.
Et s’il s’éveillait, quel danger? Rose n’avait-elle pas ici protection et droit? Ceux qui l’avaient amenée étaient à portée de l’entendre.
Il ne faut pas des arguments bien vigoureux pour convaincre un cœur qui désire. Rose revint sur ses pas, plus hardie, cette fois, quoique plus émue. L’ivresse donne soif; elle voulait boire encore à cette coupe qui l’enivrait de joie.
Comme ce souvenir vivait en elle énergique et cher! Et pourquoi ce souvenir avait-il laissé une empreinte si profonde? Toute mémoire obstinée suppose un fait, un drame, un choc. Ici il n’y avait rien eu.
Rien! une rencontre fortuite, une parole échangée…
Et Rose ne devait jamais oublier cette heure triste et bien-aimée, ce lieu mélancolique, dont le tableau parlait tout bas, car la rencontre avait eu lieu au cimetière, et parmi les arbres pleureurs qui fuyaient au fond du tableau, on devinait vaguement des tombes.
Il y avait longtemps déjà. Rose aurait pu dire combien de mois, combien de jours s’étaient écoulés depuis lors. C’était un matin de la fin du printemps, une belle et chaude matinée; le bleu du ciel pâlissait sous les vapeurs légères qui le marbraient délicatement, jetant un voile de langueur au-devant des regards du soleil. Chacun de nous a connu cette heure d’ardente et molle fatigue, où tel chant lointain serre tout à coup le cœur, où la tête ne saurait supporter le parfum d’une rose effeuillée.
Rose et Nita étaient au couvent.
Nita, orpheline depuis trois mois, voulut visiter la tombe de son père; elle pria son amie de l’accompagner, et toutes deux partirent sous la garde d’une religieuse.
La sépulture monumentale des ducs de Clare gardait un air d’abandon qui frappa Nita dès son arrivée et d’autant plus que derrière le funèbre édifice, une pauvre simple tombe, marquée seulement par une table de marbre blanc, s’entourait d’un étroit parterre, tout brillant de fleurs nouvelles.
Assis sur un banc de gazon, au pied de la petite tombe, se tenait un jeune homme très beau qui ne s’aperçut point de leur approche, tant sa douloureuse rêverie le tenait. Il avait un crayon à la main et un album sur ses genoux. L’album ouvert montrait un croquis commencé: des arbres et des tombeaux.
Rose n’avait accordé au beau jeune homme qu’un regard distrait, mais Nita éprouva une sorte d’étonnement à son aspect et se demanda, comme si elle eût poursuivi en vain un fugitif souvenir: où donc l’ai-je rencontré déjà!…
À cette question, sa mémoire ne voulut point répondre. Elle s’agenouilla et pria.
Nita portait sa robe de deuil, Rose n’avait point le costume de pensionnaire ce jour-là. Son frère l’avait demandée pour une fête de famille. Elle était charmante dans sa simple et fraîche toilette de ville. Elle pria d’abord comme Nita. La religieuse avait atteint son chapelet. Toutes trois restaient ainsi à genoux, dans l’ombre froide de la sépulture. Mais le vent qui passait sur l’humble jardin où le beau jeune homme rêvait, apportait de chaudes senteurs.
Nita dit:
– Mon pauvre bon père n’a pas de jardin, lui!
Des larmes coulaient sur sa joue. Rose la baisa.
On dit que les grains du chapelet prédisposent parfois à un repos salutaire.
La religieuse dormait.
Un mouvement léger se fit dans les arbustes voisins. Nita et Rose tournèrent la tête en même temps. Le beau jeune homme était debout, à l’angle du monument, et les regardait.