Au moment où la draperie avait glissé sur sa tringle, découvrant ce secret d’amour, toutes ces pensées avaient étreint le cœur de Mlle de Malevoy comme une main de torture. Toutes et d’autres encore; elle s’était affaissée en demandant pitié à Dieu, car ses espérances étaient mortes.
Elle fit effort pour fuir; elle ne put: sa détresse l’enchaîna; elle resta, privée de sentiment, à la place même où elle était tombée.
Quand elle reprit ses sens, elle était couchée sur le divan où Roland dormait naguère.
Celui-ci et le comte du Bréhut se tenaient debout à ses côtés; Nita, agenouillée près d’elle, lui donnait des soins.
La pensée lui revenant avec la vie, elle jeta un regard inquiet vers le tableau qui devait révéler son secret à ceux qui l’entouraient, comme il lui avait révélé, à elle, le secret du jeune peintre. La draperie avait été remise en place: on ne voyait plus le tableau.
Après ce premier éclair d’intelligence, elle baissa les yeux et porta ses deux mains froides à son front.
– Te voilà mieux! dit Nita. Mon Dieu! comme tu m’as fait peur! Que t’est-il donc arrivé?
Mlle de Malevoy ne répondit point; mais comme Nita se penchait pour parler à son oreille, elle l’attira convulsivement contre son cœur.
Puis elle la repoussa, et sa poitrine exhala un grand soupir.
Les deux spectateurs de cette scène restaient immobiles et muets. Le jeune peintre faisait de vains efforts pour cacher son émotion.
Le comte du Bréhut semblait frappé violemment, et sur son pâle visage on lisait la confusion de ses pensées.
– Je vous prie, Monsieur, dit-il à Roland d’une voix qui chevrotait dans sa gorge, un mot! Il faut absolument que je vous parle.
Depuis son entrée dans l’atelier, son regard n’avait pas quitté Roland. Roland répondit:
– Monsieur, je suis à vos ordres.
Ils s’éloignèrent tous deux et gagnèrent la partie la plus reculée de l’atelier, mais Roland se plaça de manière à ne point perdre de vue la princesse d’Eppstein.
– Que s’est-il passé? demanda rapidement celle-ci à Rose, qui gardait les yeux baissés.
– Rien, répondit Mlle de Malevoy. Ou plutôt, je ne sais, ma tête est si faible. Je suis entrée ici au hasard.
– Il n’y avait personne? demanda Nita. Rose sembla hésiter.
– Non, répliqua-t-elle pourtant d’une voix mal assurée; il n’y avait personne.
– Il n’est entré qu’après nous, murmura Nita, nous t’avons trouvée là, évanouie…
Le souffle de Rose sortit plus libre de sa poitrine.
– Alors, dit-elle, il n’a pas été seul avec moi?
Elle mentait pour la première fois de sa vie, car elle devinait bien que Roland n’avait pu s’éveiller sans la voir.
– Si fait, répliqua Nita. Il a dû être seul avec toi, mais qu’importe?
– Oh! certes, fit Rose machinalement, qu’importe?
– Quand il est entré, poursuivit la jeune princesse, il ne venait point du dehors, et il apportait de l’eau, des sels, tout ce qu’il fallait pour te secourir: donc il t’avait vue.
– C’est clair, prononça Mlle de Malevoy de ce même accent machinaclass="underline" donc il m’avait vue.
Son regard glissa vers le tableau voilé. Il y avait encore une chose qu’elle voulait savoir.
– Je me sens mieux, dit-elle sans aborder de front la question qui la préoccupait, et je me souviens un peu plus: cette odeur de peinture, la chaleur… J’ai senti que ma tête tournait.
– Cela ne t’arrive jamais? demanda Nita.
– Oh! jamais. Il me reste deux angoisses sourdes… là… et là.
Elle montrait son front et son cœur.
– C’est drôle, reprit-elle poursuivant son but selon la diplomatie naïve des enfants, est-ce que tout était ici comme maintenant?
– Oui, tout, répliqua la princesse.
– C’est drôle! j’avais cru voir… Est-ce qu’il y avait une draperie sur ce grand tableau?
– Certes.
– Tu as raison, elle y était; ma pauvre Nita, je suis comme au sortir d’un rêve.
Elle la baisa au front pour la seconde fois, et ajouta tout bas, en se forçant à sourire:
– Est-ce qu’il t’a parlé?
– Non, répondit Nita, qui rougit.
Il y eut un silence. À l’autre bout de la chambre, Roland et M. le comte du Bréhut s’entretenaient à voix basse.
– Monsieur, avait dit le comte en commençant et non sans un visible effort pour garder son calme, j’ai plusieurs choses à vous demander. Je vous prie d’être indulgent vis-à-vis de moi: je m’exprime avec peine, et je souffre beaucoup… n’avez-vous aucun souvenir de moi?
Roland le regarda en face et répondit avec un parfait accent de vérité:
– Aucun, Monsieur.
Les sourcils du comte se froncèrent.
– Cherchez, Monsieur, je vous en prie, insista le comte. Roland regarda encore. Un nuage passa sur son front, un doute dans ses yeux. Cependant, il reprit, d’une voix ferme:
– Je suis sûr, Monsieur, de vous voir pour la première fois. Les yeux du comte se baissèrent. Il murmura:
– Je donnerais tout ce que j’ai au monde et la moitié de mon sang pour le revoir vivant!
– Vous cherchez quelqu’un qui me ressemble? demanda le jeune peintre froidement.
– Qui vous ressemblait, rectifia son interlocuteur d’un ton morne.
L’expression de son pâle visage changea et il sembla fouiller sa pensée.
– Étiez-vous à Paris, il y a dix ans? interrogea-t-il encore.
– Non, répliqua Roland sans hésiter.
L’idée lui venait que cette enquête se rapportait à la grande frayeur de toute sa vie: l’affaire du boulevard Montparnasse. Et il mentait de parti pris. Il mentait, comme il avait fui, au risque de tomber mort dans la rue, le parloir de la maison de Bon-Secours.
– Je suppose que vous êtes M. Cœur, reprit tout à coup le comte, comme s’il eût voulu fixer au passage une idée qu’il allait perdre.
– Je suis, en effet, M. Cœur, repartit le jeune peintre.
– Moi, Monsieur, je suis le comte Chrétien Joulou du Bréhut de Clare, tuteur de Mme la princesse d’Eppstein. En cette qualité, je viens ici pour acheter l’immeuble dont vous occupez la majeure partie, comme locataire. Il dépend de moi de rompre le marché: je le romprai, si vous voulez. Tenez-vous à votre habitation?
– Je comptai la quitter, répondit Roland. Est-ce tout?
Cette question fut faite avec une certaine brusquerie.
– Non, répondit le comte sans se formaliser; je vous prie d’être patient avec moi. J’en ai besoin: j’ai beaucoup souffert et je voudrais faire quelque bien avant de mourir.
Roland le regarda étonné. Il y avait sur les traits frustes et comme effacés de cet homme un vague reflet de grandeur d’âme.
– J’ai fait le mal autrefois, reprit le comte, répétant sans le savoir les paroles dites à Nita, mais mon père était un gentilhomme; ma mère était une sainte. Veuillez m’écouter avec attention: je vous ai prévenu que j’avais plusieurs choses à vous communiquer. Vous êtes jeune, fort, intelligent, cela se voit. Vous devez être brave. J’espère que vous avez le cœur généreux. Tout à l’heure, vous avez pâli en regardant la princesse d’Eppstein, ma pupille, et la princesse d’Eppstein a rougi en vous regardant. La connaissez-vous?