Roland garda le silence.
– Un grand danger la menace, poursuivit lentement le comte, celui qui la défendra courra un danger plus grand: la connaissez-vous?
– Oui, répondit Roland qui releva la tête, je la connais, Monsieur.
– Voilà qui est bien parlé! dit le comte en se redressant aussi comme malgré lui. C’est une noble enfant. Moi, je l’aime parce qu’en elle j’ai retrouvé ma conscience. Le mal s’expie par le bien… N’avez-vous jamais été blessé d’un coup de poignard?
Il prononça ces derniers mots d’un ton timide. Roland laissa échapper à dessein un geste d’impatience; mais les yeux du comte s’étaient détournés de lui et il poursuivit comme on cause avec soi-même:
– Pour le bien reconnaître, il me faudrait le voir couché, la nuit: moi penché sur lui et ma figure tout près de la sienne…
Puis, s’adressant à Roland qui réussissait mal désormais à feindre l’indifférence, il continua en élevant la voix et avec une soudaine chaleur:
– Le jeune homme qu’on soigna au couvent de Bon-Secours, c’était lui. Il ne mourut pas; il s’enfuit. On trouva un mort, cette nuit-là, qui était la nuit de la mi-carême, dans la rue Notre-Dame-des-Champs. Ce n’était pas lui. Sur l’honneur, ce n’était pas lui, j’en suis sûr, car j’allai voir le mort; la police était là, aussi la justice; je risquais gros, moi, l’assassin…
Il tressaillit de la tête aux pieds et s’arrêta.
– Ai-je dit que j’étais un assassin? murmura-t-il, tandis que ses cheveux se hérissaient sur son crâne. Il ne faut pas me croire. Nous étions armés tous deux; ce fut un duel… et je croyais, oh! oui, je croyais qu’il avait volé vingt mille francs à Marguerite!
Roland dit, et c’était le résumé d’un monde de pensées:
– Comment êtes-vous le tuteur de la princesse d’Eppstein?
– Un homme comme moi, n’est-ce pas? s’écria le comte avec un éclair de vive intelligence dans les yeux: une fille comme elle! c’est impossible! Mais Marguerite l’a voulu. Ce que Marguerite veut arrive toujours.
– Et qui est cette Marguerite? demanda Roland dont les cheveux étaient baignés de sueur.
Le comte ne répondit point. Un vague effroi parut dans son regard.
– Répondez! ordonna le jeune homme. Je vous ai demandé: qui est cette Marguerite?
Il ajouta en baissant la voix:
– J’ai le droit de savoir!
Le comte murmura pour la seconde fois:
– Je donnerais tout ce que j’ai au monde, et mon sang, tout mon sang pour le revoir en vie! Où en étais-je? Le mort de la rue Notre-Dame-des-Champs avait été tué d’un coup de pistolet à bout portant. Quand on me le montra, il avait encore son déguisement de carnavaclass="underline" un costume de Buridan… mal attaché, c’est vrai, et qu’on semblait lui avoir mis après sa mort. Le juge qui était venu dit cela. Moi, le costume de Buridan me donna d’abord à penser… Vous vous êtes déguisé ainsi, en Buridan, une fois ou l’autre, Monsieur Cœur?
Son regard, empreint d’une singulière expression de ruse, interrogea Roland.
– Jamais! répondit celui-ci péremptoirement.
– Jamais! répéta le comte. Vous ne voulez pas guérir la conscience d’un malheureux homme! Si je le voyais vivant, il me semble que je n’aurais plus ce poids qui écrase ma poitrine. Et pourtant, c’était bien un duel, allez! Il avait comme moi son poignard à la main; nous étions en Buridan tous deux… vous souvenez-vous, Monsieur Cœur, comme il y avait des Buridan cette année?
C’était une chose étrange: en prononçant ces derniers mots, il joignit les mains avec un geste de supplication désespérée.
Roland tourna son regard vers le groupe des deux jeunes filles.
– Elles n’ont pas besoin de nous, s’empressa de dire le comte. Il faut que vous sachiez la fin, il le faut! La police et la justice crurent que le mort était bien le fugitif du couvent de Bon-Secours, quoiqu’il se fût évadé sous les habits d’une femme, sa propre garde. On avait pu l’affubler du costume de Buridan après le meurtre. Cela semblait même probable… D’un autre côté, le coup de pistolet rendait son visage méconnaissable… pour tout le monde: pas pour moi. Moi, je vis bien que ce n’était pas mon homme! Le Buridan du boulevard Montparnasse n’est pas mort, entendez-vous, puisqu’on n’a jamais retrouvé son cadavre! Non! non! il n’est pas mort et je ne suis pas un assassin!
Roland prononça froidement:
– Vous ne m’avez pas dit qui est cette Marguerite?
– Et vous m’avez dit, vous: J’ai le droit de savoir! Moi, je vous réponds: Oui, vous avez droit, si vous êtes celui que je cherche; si vous n’êtes pas celui que je cherche, vous n’avez pas droit… et vous ne saurez pas!
Ces derniers mots, malgré leur apparente fermeté, furent prononcés timidement.
– La princesse d’Eppstein, répliqua tout bas Roland qui lui prit la main et la serra fortement, court un grand danger: ce sont vos propres paroles. J’aime la princesse Nita d’Eppstein, Monsieur.
– Et qui êtes-vous pour aimer la princesse Nita d’Eppstein? s’écria le comte avec un rire éclatant où il y avait de la démence.
Les deux jeunes filles se retournèrent en même temps à ce bruit.
Avant même que Roland ouvrît la bouche pour répondre, l’éclat de rire du comte s’éteignit en un râle sourd. Il chancela et demanda du geste un siège.
– Monsieur Cœur, dit-il d’un accent si changé que Roland eut pitié, vous avez affaire à un malheureux homme. J’ai de bonnes intentions, et Dieu m’est témoin que si je tiens à la vie, c’est pour bien faire. Si Marguerite vous voyait, elle vous reconnaîtrait comme moi, car elle vous connaissait bien mieux que moi. Marguerite est Mme la comtesse du Bréhut de Clare: Marguerite est ma femme!
Il essuya la sueur de son front et continua:
– Vos vingt mille francs ont prospéré entre ses mains. Nous sommes puissamment riches.
Cette fois, chose singulière, Roland ne protesta point contre ces mots: vos vingt mille francs. Il réfléchissait.
Avait-il dès longtemps reconnu Marguerite dans cette femme noble et fière qui jouait le rôle de mère auprès de celle qu’il aimait?
Marguerite Sadoulas!
Le comte attendit. Sa figure s’était éclairée. Sans demander un aveu plus explicite, il poursuivit:
– Monsieur Cœur, comprenez-moi bien. Je suis malade aujourd’hui, très malade. Je puis être mort demain. À de certaines heures, j’ai la faiblesse d’un enfant, je n’ai plus jamais cette force de la bête fauve qui me lançait en avant, autrefois, tête première, contre tout obstacle. Je hais Marguerite, et je l’aime. C’est elle qui me tuera. Ma pupille, la princesse d’Eppstein, est née dans un berceau d’or. Elle n’a jamais respiré d’autre air que celui de ses palais; la richesse est le souffle même de sa poitrine. Et la princesse d’Eppstein est ruinée.
– Ruinée! répéta Roland.
– Cela vous arrête? demanda le comte avec défiance.