– Non, répliqua Roland simplement, mais cela répond à la question que vous m’adressiez tout à l’heure: Qui êtes-vous pour aimer la princesse d’Eppstein?
Le comte secoua la tête et murmura:
– La question subsiste tout entière, Monsieur Cœur? on n’aime pas la princesse d’Eppstein pour la rabaisser au niveau d’un fiancé vulgaire. Je suis son gardien. Je la veux riche et grande. Celui qui la sauvera sera duc de Clare, si je vis et s’il est digne. Comprenez-moi bien: sauver la princesse d’Eppstein, ce n’est point lui offrir l’humble maison du premier venu, quand même elle aimerait ce premier venu, c’est lui garder l’héritage de sa race. Du temps où il y avait encore des gentilshommes, on trouvait nombre de têtes ardentes qui jouaient volontiers de pareilles parties de vie et de mort.
Depuis quelques instants Roland rêvait profondément.
– Je me crois gentilhomme, dit-il, bien que j’ignore le nom de mon père. Je voudrais savoir si je suis ce premier venu qu’elle aime?
Le comte répondit:
– Le regard des jeunes filles parle plus franchement que leurs lèvres. Je ne sais rien, sinon ce que m’a avoué le regard de la princesse… Êtes-vous prêt?
– Je l’aime! prononça tout bas Roland.
– Voulez-vous me tendre la main et me dire que vous me pardonnez? demanda encore le comte avec toute son émotion revenue. Roland lui donna sa main et lui dit:
– De tout mon cœur, je vous pardonne.
Il n’y eut point d’autre explication. Le comte se leva.
– Monsieur Cœur, dit-il, je vous remercie et j’ai confiance en vous. Nous aurons à nous revoir seul à seul. En attendant je vous dois un renseignement. Demain, après-demain, au plus tard, vous recevrez une lettre anonyme ou peut-être signée de quelque nom d’emprunt…
– Une lettre commençant par «Monsieur le duc!» l’interrompit Roland. Ce n’est donc pas vous qui me l’avez écrite?
– Quoi! fit le comte, vous l’avez déjà reçue!
Il se leva fort agité, et demanda:
– Voulez-vous me la montrer? Roland lui tendit aussitôt la lettre.
À ce moment, Nita aidait Rose à se remettre sur ses pieds, et réparait le désordre de sa toilette. Mlle de Malevoy était bien pâle encore, mais elle paraissait plus calme.
– Ce sont bien eux! murmura le comte, dont la tête s’inclina sur la poitrine.
– Eux, qui? demanda Roland.
Le comte, au lieu de répondre, pensa tout haut:
– Ils se défient de moi!
– À propos, fit brusquement le jeune peintre, connaissez-vous un certain vicomte Annibal Gioja?
M. du Bréhut tressaillit.
– Vous aurait-elle dépêché celui-là? balbutia-t-il.
– Il sort d’ici, repartit Roland.
Le comte pressa son front pâle d’une main frémissante.
– Alors, dit-il en se parlant à lui-même, elle joue un jeu double! Je savais bien qu’elle chercherait à les tromper!
Il froissa la lettre anonyme et ajouta:
– Pour quand ceux-ci vous annoncent-ils leur visite?
– Pour aujourd’hui même, à deux heures.
M. du Bréhut consulta vivement sa montre, mais il n’était pas besoin: la pendule du salon tinta deux coups.
– Il faut nous séparer, dit le comte. Ce soir même, aussitôt après l’entrevue qui va avoir lieu, vous devrez quitter cette maison et me faire savoir votre nouvelle adresse. N’acceptez rien, ne refusez rien, surtout. Ils auront des promesses splendides pour vous séduire, des menaces pour vous effrayer…
Il s’arrêta; Roland souriait. La princesse et Mlle de Malevoy traversaient l’atelier pour gagner la porte-fenêtre donnant sur le jardin.
Comme Roland s’inclinait devant elles, la porte de son appartement s’ouvrit et son domestique parut, disant:
– Deux Messieurs demandent à parler à Monsieur. Ils ne veulent pas dire leurs noms; ils assurent que Monsieur les connaît et les attend.
IX Les deux Messieurs
Quand les deux «Messieurs» furent introduits dans l’atelier de M. Cœur, il n’y avait plus personne, sinon Roland lui-même. Le comte et les deux jeunes filles avaient pris congé précipitamment. Rose seule avait parlé au moment du départ pour remercier et s’excuser, le tout en quelques mots. Nita semblait pensive; son regard et celui de Roland ne se rencontrèrent point.
En regagnant la calèche qui attendait toujours, rue des Mathurins-Saint-Jacques, Nita dit à son tuteur:
– Bon ami, cette propriété ne me convient pas. Vous me ferez plaisir si vous rompez l’affaire.
Les deux Messieurs avaient assurément l’air de personnes très respectables. Ils étaient de noir habillés tous les deux, depuis la tête jusqu’aux pieds. Tous deux portaient des cravates blanches, savoir: le gros une ample nappe de mousseline roulée à la Danton; le maigre un mince carcan de percale empesée.
Le gros avait l’habit ouvert, étalant un gilet de satin noir tout neuf où ruisselaient des chaînes et breloques; le maigre boutonnait sa redingote étriquée, laquelle ne laissait voir qu’un petit morceau de chemise. Son pantalon un peu court découvrait une paire de bas blancs. Il était coiffé en ange, séparant sur le front ses cheveux rares et grisonnants qui tombaient en mèches ternes sur ses épaules. Son chapeau avait de larges bords.
Il entra le premier, courbé en deux et souriant avec prévenance. La coiffure à l’ange donne aux personnes d’un certain âge qui ont les os pointus une physionomie tout particulièrement ascétique, surtout si les jambes sont mal attachées et le corps dégingandé suffisamment. Nous avons plusieurs apôtres qui se coiffent à l’ange, ils sont jolis.
Derrière lui venait le gros, la poitrine étalée, la joue bouffie, le sourire content et presque provocant. Il éblouissait, en vérité; on baissait les yeux devant ses lunettes d’or.
D’un geste courtois et froid, Roland leur montra des sièges. L’ancien roi Comayrol toussa et s’assit; le bon Jaffret dit, en restant debout:
– Monsieur et cher voisin, nous avons bien l’honneur de vous offrir nos compliments empressés et nous venons vous faire une petite visite de politesse.
– C’est vous qui m’avez écrit ce billet? l’interrompit Roland en dépliant la lettre anonyme.
La main de Comayrol, ornée de bagues, dessina un geste affirmatif plein de franchise et de dignité. Jaffret s’assit au bord d’une chaise qu’il fit grincer sur le parquet.
– On a pris cette permission, répondit-il en croisant ses doigts maigres sur ses genoux, pour être bien sûr de vous rencontrer chez vous. Il s’agit d’une affaire tellement importante…
– Plus qu’importante, intercala Comayroclass="underline" capitale!
– Capitale, répéta Jaffret. Mon honorable ami et collègue a dit le mot. Il va se charger lui-même tout à l’heure de vous expliquer la combinaison. Moi, je prends la parole pour vous mettre à même d’apprécier les deux personnes qui ont l’honneur de se présenter aujourd’hui chez vous, dans des intentions honorables. Quoique bien jeune encore vous possédez la connaissance du monde, vous savez, Monsieur et cher voisin, ce que parler veut dire…
Il appuya légèrement sur ces derniers mots, et Comayrol sourit dans son immense cravate.