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Roland s’inclina en silence.

– Nous n’avons, Dieu merci! aucune espèce de raison, poursuivit Jaffret, pour vous cacher nos noms, professions et qualités, mais il y a des circonstances… Les papiers restent… On a préféré garder l’anonyme dans le billet en question. De vive voix c’est différent. Verba volant. Monsieur est M. Comayrol de la Palud, l’un des membres de notre conseil d’administration… J’entends du conseil d’administration de la Banque centrale immobilière.

Comayrol et Roland se saluèrent.

– C’est vous qui achetez ici? dit Roland.

– Éventuellement, répondit Jaffret, et pour le compte de la succession de feu M. le duc de Clare, qui était puissamment intéressé dans notre magnifique entreprise, en son vivant…

– Ce monsieur, l’interrompit Comayrol avec une certaine impatience, est M. Jaffret, propriétaire de la maison qui fait face à votre atelier, et membre du même conseil d’administration. Voilà, j’espère, l’exposition faite clairement et explicitement: passons au fond, voulez-vous?

– Auparavant, prononça agréablement Jaffret, je tiens à dire que ce voisinage est le motif pour lequel je me suis permis d’appeler M. Cœur, Monsieur et cher voisin, dans le courant de mon improvisation.

– Monsieur et cher voisin, dit Roland qui baissa la voix et le regarda en face, vous m’avez appelé encore autrement, dans votre lettre anonyme.

– Ça, c’est le fond! répliqua Comayrol en donnant le coup de doigt à ses lunettes d’or, juste au milieu et d’un geste magistral. Roland reprit:

– Alors, Messieurs, venons au fond. J’avoue que je serais curieux de savoir comment vous avez appris que j’avais droit à ce titre de duc.

Ce disant, Roland s’assit d’un air tranquille et parfaitement délibéré. Comayrol et Jaffret échangèrent un regard. Tous deux avaient la même pensée: l’ancien Joulou avait dû parler!

Et Comayrol ajoutait en lui-même:

– Cette misérable brute me le payera!

– Je dois vous prévenir tout de suite, reprit Roland, que j’ai reçu ce matin la visite d’un charmant cavalier: M. le vicomte Annibal Gioja, des marquis Pallante…

– Des marquis du diable! gronda Comayrol, qui appuya sur sa cuisse un violent coup de poing, nous le savons pardieu bien, et si c’est comme cela qu’on mène les affaires, je n’en suis plus. Votre vicomte Annibal est un coquin, Monsieur Cœur!

– Cela me fait cet effet-là, répondit paisiblement le jeune peintre. Aussi l’ai-je mis à la porte.

La bouche du bon Jaffret eut une moue involontaire et Comayrol lui-même resta tout étonné.

– Diable! murmura-t-il. La personne qui tire les ficelles de ce pantin-là est de celles avec qui on ne badine pas, jeune homme!

– Jeune homme! répéta Roland en souriant. C’est léger vis-à-vis d’un duc, mon cher monsieur de la Palud. Je badine quand cela me plaît.

– Nous parlons sérieusement, n’est-ce pas? demanda brusquement Comayrol. Nous avions un plan de campagne en venant ici, mais on peut en changer si le terrain n’en veut pas. La conversation prend une drôle de tournure. Vayadioux! Pourquoi tourner autour du pot? j’ouvre la bouche, moi; qu’en dites-vous, Jaffret?

– Prenez garde! fit l’ami des oiseaux, soyez prudent, Monsieur et cher collègue!

Comayrol haussa les épaules.

– Franc comme l’or! poursuivit-il. Nous fendons-nous, Monsieur le duc?

– C’est selon, répliqua Roland. Je vous passe parole.

– En un mot comme en mille, en mangez-vous, oui ou non? Roland resta froid. Jaffret avait des tics nerveux. Comayrol se renversa sur son siège et attendit une seconde, après quoi il reprit:

– Vous êtes un joli garçon, Monsieur Cœur. En plaidant le faux, comme on dit, pour savoir le vrai, vous avez presque démonté mon honorable ami et collègue, qui en a bien vu d’autres pourtant depuis qu’il a tiré à la conscription. Moi, j’aime les jeunes gens qui ont de la défense, et je crois bien que nous allons nous entendre nous deux… Alors, vous savez de quoi il retourne?

– Pas le premier mot, repartit Roland. J’écoute.

– Bien! très bien! Ma parole, on dirait que vous tenez à être un vrai duc, même vis-à-vis de nous!

– Je ne tiens à rien, mon voisin. Je sais ce que je suis et je vous attends.

– De pied ferme, parbleu! ne jaunissez donc pas comme cela, maître Jaffret! Je vous dis que celui-là est un joli garçon, et que, pour dix mille écus comptant, sans escompte, je ne le changerais pas contre un plus facile à tourner. Vayadioux! nous avons besoin d’un gaillard et non pas d’un mannequin! Les choses ne se feront pas toutes seules. Il faut un premier ténor pour chanter le rôle de George Brown, dans La Dame blanche… refrain d’amour et de guerre… des chevaliers – des chevaliers – des chevaliers d’Avenel! hein! la roulade!

Il éclata de rire et tendit la main à Roland qui la prit du bout des doigts. Un peu de sérénité revint sur le maigre visage du bon Jaffret. Comayrol poursuivit:

– Rien ne nous manque, c’est vrai, si nous savons qui nous sommes; mais la justice est la justice; elle demande toujours trois certitudes pour une, et je trouve qu’elle a bien raison. Sans ça on ne verrait que des imposteurs dans Paris. Donc il faut que M. le duc apprenne la chanson ci-dessus, en grand, avec les variations. Il se souvient, par exemple, que, dans sa jeunesse… dans sa toute petite jeunesse, quand ça lui était bien égal d’avoir les lèvres barbouillées de raisiné, il habitait un grand château.

– C’est vrai, dit Roland d’un ton sérieux, je m’en souviens parfaitement: un très grand château.

– Parbleu! s’écria Comayrol en ricanant, tandis que les yeux du bon Jaffret s’ouvraient tout ronds, on a de la mémoire ou on n’en a pas. Vayadioux! Monsieur Cœur, vous êtes un cœur! Combien y avait-il de tourelles à votre très grand château?

Il vous eût semblé que le jeune peintre faisait effort et comptait dans son lointain souvenir. Pour le coup, Comayrol éclata de rire.

– Trois, quatre ou six, allez, dit-il, cela ne fait rien. Mettez-en huit pour la symétrie. Deux à chaque coin. La plus grosse était la tour du Nord. Elle avait une pleine charretée de lierre… Des chevaliers… des chevaliers… des chevaliers d’Avenel! La Dame blanche a eu cinq cents représentations. C’est toujours amusant ces machines-là. Et la chambre tendue de lampas bleu où était le berceau…

– Rouge brun, murmura Roland, je la vois encore!

– Ah! s’écria Comayrol, dont l’estomac dodu allait et venait aux balancements de son rire, rouge brun, avec des fleurs noires, pas vrai?

– Le fond brun, les fleurs rouges, rectifia le jeune peintre.

– Parlez-moi de souvenirs d’enfance, mon voisin! je parie ma tête à couper qu’il y avait des trophées d’armes dans la salle à manger!

– Un grand bois de cerf, répondit Roland, entouré de six têtes de biches.

– Six, mon fils, c’est cela! hein! Jaffret, quel amour! Six! pas une de plus ni de moins… et l’écusson de Clare au-dessus!

– C’est vrai! fit Roland impétueusement. L’écusson de Clare! Comment l’ai-je oublié?

Puis il ajouta plus bas: