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Roland passa le bout de ses doigts sur son front; ses yeux se fermaient à demi. Il écoutait de toute sa force, et en même temps, il rêvait.

– Attitude de George Brown! s’écria Comayrol, qui le regardait d’un air bon enfant. Parfait au dernier acte de La Dame blanche.

Il fredonna:

Voici venir la bannière, Voici venir la bannière…

–  Monsieur et cher collègue, dit Jaffret, je vous en supplie, soyez sérieux!

– Copain, un peu la paix! répliqua Comayrol. On ne débute pas sans étudier son rôle. Notre premier ténor a besoin de savoir les noms de son oncle et de sa grand-tante, que diable! et bien d’autres choses encore! Cher Monsieur Cœur, avez-vous quelquefois entendu parler des Habits Noirs?

– Comme tout le monde, répondit Roland avec distraction; une bande de voleurs.

Jaffret haussa les épaules d’un air d’incrédulité.

– Copain, lui dit sévèrement Comayrol, il ne faut pas apporter ici votre scepticisme bourgeois. J’ai cru un instant que M. Cœur lui-même était un Habit-Noir, tant il y a de mystère autour de lui. Vous ne croyez pas, vous avez tort! Les Habits Noirs ont existé; ils existent encore. Leurs premiers sujets sont morts et la tête de leur troupe a disparu, c’est vrai, mais vous les verrez tôt ou tard représenter quelque pièce nouvelle. Je parle ici des Habits Noirs, parce que les gens qui dissertent partout et toujours leur ont attribué l’invention de la poudre à canon en plein dix-neuvième siècle. On a dit et répété que leur fameux «colonel» avait trouvé la grande équation de l’algèbre du vol, qui peut se formuler ainsi: «Pour tout crime commis, il faut payer un coupable à la justice.» C’est vieux comme Hérode, tout uniment. Et M. Cœur a trop d’intelligence pour ne pas comprendre qu’il est justement dans cette position particulière où l’on peut être pris, ficelé, cacheté et envoyé franc de port à la justice…

– En payement d’un arriéré, murmura Jaffret, ça, c’est exact.

– Maintenant, pour aborder un autre ordre d’idées, poursuivit ce disert Comayrol, car il faut prendre la question sous toutes ses faces, M. Cœur, ou plutôt M. le duc est amoureux fou de sa charmante cousine, Mme la princesse d’Eppstein.

– Je vous prie, l’interrompit Roland sans s’émouvoir, laissons de côté cette face de la question. Je ne permets pas qu’on y touche.

– Soit! répliqua Comayrol saluant avec politesse, à la condition qu’il reste bien entendu que cet élément entre comme mémoire à notre crédit. Je saute par-dessus deux ou trois autres considérations, également délicates, et je pose le bilan de M. Cœur en un seul trait de plume. À droite, je vois un jeune peintre, moins célèbre que Raphaël, qui attend l’avenir, sous l’orme, qui cache son nom, pour cause, à moins qu’il n’ait pas de nom, et qui s’est mis, comme l’autruche abrite sa tête sous un caillou, derrière cette grotesque chose: l’atelier Cœur d’Acier. Soit glissé entre parenthèse: du moment qu’une voix aura pris la peine de murmurer: voilà le gibier! l’atelier Cœur d’Acier est le meilleur endroit du monde pour livrer son homme à la loi dans des conditions désespérées. Faut-il insister?

– Non, dit Roland, je suis de votre avis. Passez!

– Je passe, puisque vous le voulez, je passe tout, même l’affaire des nippes à la Davot: garde-robe de Damoclès, et je regarde à gauche. À gauche, je vois un nom! tout une botte de noms! un titre! un plein panier de titres! une position splendide, une page entière dans l’histoire, des hôtels, des châteaux, des forêts, de l’argent, des montagnes d’argent, et la pairie, car il faut un état social…

– Votre prix, l’interrompit Roland.

– Attendez! nous avons encore à établir quelques préliminaires. Les gens sans nom sont mendiants ou princes, au gré du hasard parfois, parfois au gré de leur valeur personnelle. Au début de cette entrevue, vous nous avez donné à penser par des réponses où vous glissiez à dessein de mystérieuses emphases…

– Oh! murmura Jaffret, il a du talent, j’en réponds!

– Vous nous avez donné à penser, poursuivit Comayrol, que vous couriez un lièvre, et que votre lièvre ressemblait au nôtre.

– Peu vous importe que le bien soit à moi, dit Roland le plus sérieusement du monde, si je consens à payer mon propre bien?

Les deux anciens clercs de l’étude Deban se consultèrent du regard, et Jaffret murmura d’un ton d’admirable bonne foi:

– Pourquoi jouer au fin avec lui? Déboutonnons-nous tout à fait!

– Monsieur le duc, dit aussitôt Comayrol, je suis, au fond, du même avis que mon collègue et ami. Nous voici en face les uns des autres, traitons de puissance à puissance. Nous sommes forts, vous n’êtes peut-être pas faible, malgré votre peu d’apparence. De vieux praticiens comme l’ami Jaffret et moi ont coutume de ne jamais juger les choses du premier coup d’œil, et il nous a semblé permis de vous tâter, pour employer l’expression vulgaire. À vrai dire, nous n’en savons pas beaucoup plus que devant; j’ai seulement, pour ma part, acquis la certitude qu’avec les pièces que nous pouvons vous fournir, vous serez un duc de Clare si net, si droit, si bien planté, que le diable lui-même perdrait sa peine à vous demander des comptes!

– Quelles pièces pouvez-vous me fournir? interrogea Roland.

– Ce qu’on appelle les papiers d’un homme, cher Monsieur: l’acte de naissance, l’acte de mariage, l’acte de décès de Raymond Fitz-Roy Jersey, avant-dernier duc de Clare, aux droits duquel le dernier duc, son frère cadet, succéda après déclaration d’absence de la femme et du fils dudit frère aîné.

Pour la seconde fois, Roland eut du rouge à la joue. Il lui sembla qu’il entendait la voix de sa mère, le dernier jour, cette pauvre voix brisée, répétant comme on redit la leçon d’un enfant:

– Un acte de naissance, un acte de mariage, un acte de décès! Et ajoutant, épuisée qu’elle était par l’effort, tandis que sa tête blêmie retombait sur l’oreiller:

– Tous trois au nom de Raymond Fitz-Roy Jersey, duc de Clare!

Comayrol continuait:

– La duchesse, femme de Raymond, le frère aîné, est morte; nous avons son acte de décès; vous êtes son fils: nous avons votre acte de naissance.

Roland fit un grave et simple signe d’assentiment.

– Et ne croyez pas, continua encore Comayrol, parlant avec une certaine émotion, pendant que le bon Jaffret s’agitait sur son siège, ne croyez pas que nous soyons absolument surpris de ce qui arrive ou saisis tout à fait au dépourvu…