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– Mais qu’arrive-t-il, en définitive? s’écria Jaffret hors de ses gonds. Vous avez trouvé un comédien plus fort que vous, mon cher, et puis voilà tout!

Sous la fine moustache de Roland il y eut un sourire qui pouvait passer pour cynique. Un instant, Comayrol demeura tout interdit à le regarder.

– Vayadioux! jura-t-il enfin, il l’a dit; je jette ma langue aux chiens, et je m’en bats l’œil, encore! Après tout, nous cherchions une ressemblance, et nous l’avons trouvée; il nous fallait un gaillard que ses antécédents missent sous notre main, nous l’avons! Qu’il soit le duc de Clare ou l’Antéchrist, ou Satan, que nous importe! Il nous donnera nos trois millions, et fera des choux ou des raves avec les titres, à son choix! Voilà!

– S’il donne les trois millions… commença Jaffret timidement.

– Pourquoi pas? l’interrompit Roland avec rondeur.

Il ferma d’un geste la bouche de Comayrol qui allait parler et ajouta:

– Si les titres valent trois millions.

– Ils les valent! s’écria Comayrol. Ce n’est pas un impromptu que cette opération-là! voilà onze ans qu’on la mitonne, et celui qui en eut la première idée s’y connaissait! voilà onze ans que l’état des domaines de Clare fut dressé à l’étude Deban pour être communiqué à ce pauvre M. Lecoq; il y avait dès lors trois cent cinquante mille livres de rentes, en terres, au soleil! Et pensez-vous que les biens-fonds aient diminué de valeur depuis ce temps-là? C’est une donnée!

– Ah! soupira le bon Jaffret, une vraie donnée!

– Et comment allons-nous régler cela? demanda Roland, qui mit sa main au-devant de ses lèvres pour dissimuler un léger bâillement.

Comayrol et Jaffret rapprochèrent leurs sièges.

– Nous aimerions un peu de comptant, dit Jaffret.

– Allons donc! fit Comayrol, si j’étais tout seul, moi, je me contenterais de la parole de M. le duc.

– Mais vous êtes beaucoup! laissa tomber le jeune peintre.

– Malheureusement, confessa Jaffret avec un gros soupir.

Roland se leva et dit négligemment, comme s’il se fût agi de l’affaire la plus simple:

– Je pense que le mieux sera de vous souscrire quelques effets.

– Excellent! approuva Comayrol. Trente lettres de change de cent mille francs chacune.

– Signées comment?

– Roland, duc de Clare.

– Ah! ah! fit le jeune peintre qui sourit. Je m’appelle donc Roland, de mon petit nom?

– Bien entendu, répliqua Comayrol, que si les renseignements ou souvenirs possédés par vous ne sont pas suffisants, car vous ne vous êtes pas déboutonné avec nous, Monsieur Cœur, nous vous fournirons le nécessaire. En dix ans, vous comprenez, on a rassemblé tous les détails. Nous sommes ferrés à glace!

– À l’ordre de qui les lettres de change? demanda Roland au lieu de répondre.

À son tour, Comayrol se leva et Jaffret l’imita aussitôt. Comayrol dit en appuyant sur chaque mot:

– Peut-être cela va-t-il vous surprendre, mais les mandats doivent être à l’ordre de M. le comte du Bréhut de Clare.

– Mon Dieu! non, répliqua Roland qui repoussa son siège, comme pour donner formellement congé. Cela ne me surprend pas plus que le reste.

Nos deux diplomates s’inclinèrent et Comayrol prit les devants, pour se diriger vers la porte. Jaffret le suivit à reculons. Il était la politesse même.

Avant de passer le seuil, Comayrol se retourna.

– Je suppose, dit-il, que nous pouvons considérer l’affaire comme faite.

– Cela va sans dire, ajouta Jaffret.

– Permettez, répliqua Roland qui les reconduisait de loin, je n’ai pas engagé ma parole. La position me plaît assez et je crois être à la hauteur. Mais j’avais d’autres vues. Cela dérange certains petits projets. Messieurs, vous aurez ma réponse demain matin: un oui ou un non. J’ai bien l’honneur d’être votre serviteur.

Il salua de la main seulement et tourna le dos.

Comayrol et Jaffret gagnèrent la porte du jardin sans mot dire. Quand ils furent dans la rue des Mathurins-Saint-Jacques, Jaffret voulut parler; Comayrol allongea le pas. Il monta d’un trait l’escalier de la maison neuve et ne s’arrêta que dans la salle à manger de Jaffret.

– Un verre de cognac! s’écria-t-il, j’étouffe!

– Qu’est-ce que c’est que cet oiseau-là, demanda Jaffret, à ton idée?

L’ancien premier clerc se versa coup sur coup deux verres d’eau-de-vie.

– C’est un parfait idiot, répliqua-t-il enfin, un splendide coquin ou un agent de police.

La coiffure à l’ange de Jaffret se dressa sur son crâne pointu.

– Lequel des trois? balbutia-t-il.

Comayrol gronda:

– Il faut que les titres soient mis dans la caisse à défense et à secret, et que la combinaison soit changée. Je voudrais les enfouir à cent pieds sous terre. Ah! vayadioux! vayadioux! jouons serré! Pourquoi diable aussi cet imbécile de Lecoq s’est-il laissé mourir!

– Nous avons la comtesse… suggéra Jaffret.

Comayrol se frappa le front.

– Un fiacre! ordonna-t-il, et au galop chez Marguerite!

Roland, resté seul, arpentait son atelier d’un pas tranquille. Le soleil allait descendant déjà derrière les hautes et vieilles maisons du quartier; l’ombre vient vite en décembre. Roland se promena longtemps, fronçant parfois le sourcil, en réponse à une pensée amère, et tantôt souriant à un bien-aimé rêve. Les solitaires comme lui savent délibérer vis-à-vis d’eux-mêmes et tenir avec leur conscience de silencieux conseils.

Quatre heures sonnaient à l’horloge de la Sorbonne, quand il s’arrêta devant le tableau recouvert d’un rideau. Il écarta la draperie, et ces deux charmants visages de jeunes filles que nous décrivions naguère sortirent de la toile aux dernières lueurs du crépuscule.

Il y a nombre d’ermites en la grand-ville; j’affirmerais volontiers qu’aucune Thébaïde ne renferme une aussi grande quantité de grottes. On peut être un solitaire sans se livrer, sous tout prétexte, à de fades et verbeux monologues. Le cœur de Roland s’élargit dans sa poitrine, ses lèvres s’entrouvrirent, ses yeux brillèrent, et une lueur d’ardent espoir éclaira la mâle beauté de ses traits.

Déjà, depuis quelque temps, des bruits mystérieux allaient et venaient dans le jardin; Roland les entendait et ne s’en inquiétait point. Il savait d’avance que l’atelier Cœur d’Acier fêtait son chef à la Saint-Nicaise, et il se résignait bonnement à toutes sortes de surprises. Le bronze enrhumé de la Sorbonne vibrait encore dans l’air, quand l’explosion d’une boîte d’artifice, éclatant sous ses fenêtres, lui annonça que les réjouissances annuelles commençaient.

La draperie retomba aussitôt sur les deux jeunes sourires demi-voilés par la nuit, et M. Cœur, se redressant dans la dignité de ses fonctions patriarcales, fit un pas vers la porte, à la rencontre des honneurs qui allaient le submerger.

Il était temps. Une grande lumière incendia le jardin, tandis qu’une acclamation formidable s’élevait vers les cieux étonnés.