Выбрать главу

– Vive le patron et la salade!

Deux longues files de barbouilleurs, ornés de torches, fuyaient à perte de vue devant l’entrée du pavillon; à tous les arbres, illuminés à la fois, des verres de couleurs pendaient comme les fruits d’un jardin féerique.

– Ah! dit Roland avec conviction, mes enfants, je ne m’attendais pas à celle-là! c’est bien plus fort que l’année dernière!

L’année dernière, Roland avait dit la même chose exactement; mais c’en était assez pour payer la peine de tous ces pauvres grands enfants, qui agitèrent leurs torches et renouvelèrent leurs fantastiques acclamations.

Gondrequin-Militaire était naturellement à la tête de la première file; M. Baruque commandait la seconde.

Dans les deux files, chacun portait sa torche de la main droite et avait la gauche derrière le dos. À un signal donné par M. Baruque, toutes les mains cachées apparurent, armées chacune d’un gros bouquet. Un monceau de fleurs s’éleva devant les marches du pavillon, au haut desquelles M. Cœur était debout.

– Vive le patron et la salade!

– À la suite de quoi, dit M. Baruque, qui ôta son chapeau de feutre mou, Militaire, comme c’est l’habitude, va prononcer le discours de tous les ans. Avalez vos langues! c’est l’instant, c’est le moment, sans éternuer, ni tousser, ni rien… Hé! houp!

Il y eut aussitôt un grand silence. À son tour et non sans émotion, Gondrequin, ôtant son feutre mou, fit un pas vers le perron. Il ne parla pas cependant tout de suite, parce que, à la surprise générale, M. Baruque, obéissant à un signe de M. Cœur, venait de monter les marches du petit perron.

M. Baruque écouta d’abord en souriant ce que le patron lui disait tout bas; mais bientôt on le vit pâlir et faire un pas chancelant en arrière.

XI Similor

M. Baruque était un petit homme froid, et son surnom: Rudaupoil, rendait assez bien la qualité de sa nature. Généralement, il ne s’étonnait de rien et mystifiait tout le monde, excepté le patron, avec un flegme imperturbable. Curieux, fureteur, sans être autrement bavard, il savait quantité de petits secrets qu’il ne divulguait qu’à bon escient, et cela augmentait singulièrement son importance dans ce monde hybride où chacun avait quelque chose à cacher.

M. Baruque avait pour le «patron» un attachement sans bornes, quoique le patron fût le seul homme de son entourage qu’il ne connût pas à son gré.

Pour blêmir visiblement la joue parcheminée de M. Baruque, pour le faire chanceler sur ses jambes courtes et dures comme du bois, il fallait une mauvaise affaire ou un quine gagné à la loterie, car la joie aussi fait peur, comme l’a prouvé, par un succès sans rival, un des plus charmants écrivains de notre âge.

Nous dirons tout de suite ce qui avait fait chanceler et pâlir ce brave M. Baruque, pendant que M. Cœur lui parlait à l’oreille.

M. Cœur lui avait dit:

– Mon bonhomme, il ne faut pas que la fête dure longtemps aujourd’hui; nous avons à travailler ce soir.

Et comme M. Baruque objectait les vieux usages, disant qu’on pouvait remettre la besogne au lendemain, M. Cœur avait répondu:

– Demain, il sera trop tard: je ne serai plus avec vous demain.

C’était là une de ces idées que la riche imagination de Rudaupoil n’aurait jamais pu concevoir; il avait vu passer bien des patrons; la royauté élective de l’atelier Cœur d’Acier changeait périodiquement de titulaire depuis sa petite jeunesse, sans exercer sa sensibilité d’une façon notable, mais celui-ci! l’enfant de la maison! l’obligé et le bienfaiteur! celui-ci qu’on avait recueilli inconnu et soigné comme un fils, sans jamais lui demander son secret; celui-ci qu’on aimait et qui régnait d’autant mieux qu’il gouvernait du sein d’un nuage! celui-ci le fils et le maître!

M. Baruque se faisait mûr, et parmi les pensées reposantes qu’amène l’âge, sa meilleure pensée était la presque certitude de mourir avant M. Cœur.

Il était trop intelligent pour n’avoir pas deviné la distance morale qui séparait le patron de son atelier; il était trop curieux pour n’avoir pas promené son esprit inquisiteur tout autour du problème offert par la position mystérieuse de M. Cœur, mais quelque chose qui était une tendresse sincère, une sorte d’amoureux respect, avait toujours arrêté ses investigations.

Qu’importait, d’ailleurs, cette distance? M. Cœur était libre comme l’air. On lui avait érigé, sans qu’il le réclamât, un véritable piédestal. On ne lui demandait rien. Il n’avait, pour rendre tout ce petit peuple heureux, qu’à rester où il était et à vivre.

– Demain, je ne serai plus avec vous.

M. Cœur avait dit cela, et tout ce que disait M. Cœur était parole d’Évangile.

– Alors, balbutia M. Baruque, demain il n’y aura plus d’atelier Cœur d’Acier. Pour un corps faut une âme. On ne se tient pas, chez nous; sans vous tout irait à la brindesinge. Si vous nous abandonnez comme ça, au lieu de faire la fête et de brûler l’artifice, autant vaut brûler la maison!

– Il faut faire la fête, vieux, repartit Roland, tu ne m’as pas compris. Non seulement je ne vous abandonne pas, mais je vais avoir besoin de vous.

Ici, la figure de Baruque s’éclaira d’une lueur d’espoir, et la foule des caporaux-rapins et gâte-couleurs, que son trouble visible avait jetés dans la consternation, reprit courage.

Gondrequin-Militaire, lui, n’avait rien vu, absorbé qu’il était par la responsabilité oratoire qui pesait sur lui. Il disait entre haut et bas:

– C’est délicat tout de même de rester dans l’attente avec un discours préparé impromptu, qui s’évapore à chaque instant, petit à petit, dans la mémoire!

– J’aurai besoin de toi surtout, ami Baruque, poursuivit Roland. Je vais tout à l’heure te lancer sur une piste. Il y a une grande partie à jouer: n’oublie pas de t’asseoir auprès de moi à table et de ne boire que ce qu’il faut pour te tenir l’œil clair.

Ayant ainsi parlé tout bas, M. Cœur reprit à voix haute:

– Marchez, mes enfants, j’y suis!

M. Baruque descendit les degrés d’un saut. Sa maigre figure rayonnait. Un murmure joyeux courut dans les rangs.

– Allez, Militaire! Hé houp!

– Allez! c’est ça, dit amèrement ce dernier. On est conséquemment aux ordres du patron, mais je voudrais bien vous y voir! J’avait tout ici présent dans ma mémoire, mon commencement, mon milieu et ma fin, roide et bien dessiné, avec les tire-l’œil aux endroits sensibles pour amener les tonnerres d’applaudissements. C’est un grand honneur que de porter la parole à l’époque que le cours des saisons ramène la célébration de la périodicité de la Saint-Nicaise, en faveur de notre atelier qui est toujours bien aise de la souhaiter censément à M. Cœur. Les bouquets en sont l’image! Si je patauge, l’origine s’en perd dans mon malheur d’avoir été stoppé tout net au moment d’entamer couramment l’improvisation que j’avais brossée…

Il s’arrêta, jetant autour de lui un regard d’angoisse.

Quelques applaudissements charitables se firent entendre.

Militaire, essuyant la sueur abondante de son front, murmura:

– Vous êtes bien gentils de claquer, mais je ne l’ai pas mérité, quoique, si je barbote, l’auteur en est ma destinée. Je l’ai déjà dit: en ces circonstances favorables… en ces occasions solennelles… ce n’est pas ça!… c’était le milieu!… Je donnerais cinq francs pour avoir mon commencement… Attendez!