Gondrequin-Militaire, qui était un esprit chevaleresque, fit un pas en arrière, mais M. Baruque sourit. C’était un amateur.
– Savez-vous où sont les papiers soustraits chez le notaire? demanda M. Cœur.
– On s’en doute, patron, répondit finement Similor.
– Connaissez-vous les noms des gens qui ont mené l’affaire, rue Cassette?
– M. Cocotte et M. Piquepuce. Deux bons!
– Pas d’autres?
Similor baissa la voix et marcha un pas de théâtre.
– Parlons la bouche ouverte, patron, dit-il. Est-ce les Habits Noirs que vous voulez connaître en grand, ainsi que leurs sombres mystères?
M. Baruque était aux anges. Gondrequin ouvrait des yeux énormes.
– Oui, répliqua Roland, ce sont les Habits Noirs.
– Il y a le docteur Samuel, Louis XVII, l’abbé, le comte Corona; qui sont des anciens, du temps du colonel… les nouveaux…
«Que je vous dise une chose, s’interrompit-il, vous n’en trouveriez pas deux dans Paris pour vous dévoiler des rébus du Charivari comme ça! j’ai demeuré dans la propre maison de M. Lecoq et de Trois-Pattes; j’ai fait la poule à l’estaminet de L’Épi-Scié…
– Les nouveaux! répéta Roland impatient.
– Trois-Pattes a disparu, répliqua Similor, et le marchand d’habits aussi, M. Bruneau. Les nouveaux sont M. Jaffret et M. Comayrol, tous deux anciens clercs de l’étude rue Cassette, et vous sentez qu’ils en savaient les détours de ce sérail pour cause d’y avoir été nourris à la brochette.
– C’est tout? demanda le jeune peintre dont les sourcils se fronçaient sous le poids de son travail mental.
– Non, patron, il y a encore le comte du Bréhut qu’ils appellent la brute…
Roland tressaillit.
– Ça vous étonne! reprit Similor enchanté; moi, j’étais là-dedans parce que c’est plein de personnes comme il faut. Il y a encore l’ancienne Marguerite de Bourgogne, femme du précédent, une vraie comtesse, oui! qui était la bonne amie de Toulonnais-l’Amitié. Le gouvernement et les particuliers peuvent bien me payer: je suis un puits pour les renseignements… et une fois qu’on m’a dit: motus! si l’intérêt y est, discret comme la tombe!
Roland pensait:
«Le comte aussi! Et Marguerite… la comtesse! Le tuteur et la tutrice de la princesse d’Eppstein!»
La porte qui communiquait à sa chambre à coucher s’ouvrit:
– Une lettre pour Monsieur, dit Jean le domestique.
Roland prit le pli et l’ouvrit: sa main trembla pendant qu’il lisait la lettre ainsi conçue:
«M. le comte et Madame la comtesse Joulou du Bréhut de Clare prient Monsieur Cœur de leur faire l’honneur d’assister au bal qui sera donné le mardi 3 janvier prochain, à l’hôtel de Clare.
«Le travestissement est de rigueur.»
Au bas, il y avait une signature Marguerite, tracée à la main et un paraphe délicat dont la vue amena de la sueur aux tempes de Roland.
XII Rose de Malevoy
Maître Léon de Malevoy, le notaire noble, directeur et confesseur de tout le faubourg Saint-Germain, était assis devant son large bureau d’ébène, dans une chambre vaste et haute d’étage qui avait dû être le salon d’un ancien hôtel. L’aspect de la chambre était austère, l’aspect de l’homme n’égayait pas la chambre.
Sur le bureau, une lettre ouverte était posée en vedette devant une énorme quantité de papiers.
La lettre, satinée et glacée, disait:
«Monsieur le comte et Madame la comtesse Joulou du Bréhut de Clare prient Monsieur et Mademoiselle de Malevoy de leur faire l’honneur d’assister au bal qui sera donné le mardi, 3 janvier, à l’hôtel de Clare.
«Le travestissement est de rigueur.»
Au-dessous de cette dernière ligne il y avait une signature à la main: Marguerite, accompagnée d’un gentil paraphe…
C’était une froide après-dînée de décembre, le lendemain du jour que nous avons passé presque tout entier aux environs de la Sorbonne, dans l’atelier Cœur d’Acier. Une seule lampe éclairait le cabinet sombre, deux tisons éloignés l’un de l’autre et recouverts d’une cendre blanche, laissaient mourir le feu dans l’âtre. Au-dehors, les derniers rayons du crépuscule montraient les grands arbres du jardin poudrés de neige et lentement balancés par le vent.
Nous le vîmes jadis, Léon Malevoy, dans cette même maison de la rue Cassette, qui était alors l’étude Deban, nous le vîmes par une nuit de carnaval, beau, jeune, hardi, joyeux et fou, avec un madras de femme sur le pied de son lit, demandant: «Quelle heure est-il?» comme tous ces autres fous qui allaient devenir criminels. Vous souvenez-vous? Son front fier ne ressemblait point aux autres fronts de cette bohème de la basoche, il pouvait avoir le diable au corps, mais la franchise et l’honneur étaient dans ses yeux; il se montrait prompt à parler d’épées, mais sans rancune ni fiel, et cette crânerie d’enfant allait bien à son costume de Buridan, si lestement porté.
Maintenant que nous le retrouvons après ces dix ans écoulés, il était beau encore; peut-être encore était-il fier et hardi. Certainement, il n’était plus joyeux.
Son regard couvrait la lettre d’invitation avec une fixité morne. Il pensait profondément et laborieusement. L’ambition creuse ces rides précoces, le chagrin aussi. Léon Malevoy avait désiré beaucoup, sans doute, et beaucoup souffert. Il appuyait sa main pâle sur son front, blanc comme un ivoire, et couronné de cheveux déjà plus rares. Sa bouche avait un sourire amer et triste.
Êtes-vous de ceux qui croient encore aux physionomies professionnelles? Chez nous, en France, plus que partout ailleurs la physionomie des états est morte. J’ai habité une maison du Marais où le concierge prenait le titre de «conservateur». Il allait au cercle. Au cercle, on l’appelait major. Sans exagérer, il avait l’air pour le moins, d’un ancien écuyer du Cirque Olympique. Je dis ancien, les nouveaux n’ont plus d’air.
Les notaires ont résisté longtemps, plus longtemps que les avocats, plus longtemps que les avoués; ils n’ont cédé qu’à la terreur d’être pris pour des greffiers. Je connais un homme superbe et pareil à un dieu de la fable; sa prestance étonne les populations; sa chevelure éclate comme la neige: vous diriez au bas mot un druide en habit noir. C’est un notaire. Je connais un homme plus dur que le fer, aiguisé, affilé, capable d’user la pierre du rémouleur, vivant scalpel qui saigne, ampute et taille dans l’intérêt des familles avec tout le sang-froid de Dupuytren ou de Jobert. Ce couteau est également un notaire. Je connais un troisième notaire doux, onctueux et même gluant qui a le parfum d’un sac de bonbons endommagé par l’humidité; un quatrième notaire, naïf et bon jusqu’à croire à son «collègue»; un cinquième, au contraire, sceptique, ravagé, veuf de ses illusions, un libre penseur du notariat, doutant de sa cravate et blasphémant la déesse Authenticité. Cela fait cinq bourgeois qui pourraient être aussi bien majors comme mon conservateur de concierge.