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Maître Léon Malevoy, sixième notaire, était, de la tête aux pieds, un gentilhomme.

Tout auprès de la lettre d’invitation, qui venait d’être décachetée, un portefeuille de larges dimensions, fermé à clef, reposait sur la table, en avant des autres papiers. Maître Malevoy prit ce portefeuille et l’ouvrit à l’aide d’une petite clef qui pendait à la chaîne de sa montre. Sa main lente et en quelque sorte découragée étala devant lui, sur le bureau, un assez grand nombre de pièces que le portefeuille contenait.

Ces pièces se ressemblaient entre elles. Il y avait une demi-douzaine de petits dossiers, dont les chemises étaient faites de simple papier à lettre. Chaque dossier portait un nom avec un numéro; ils étaient rangés dans l’ordre suivant:

N° 1, M. le duc de Clare (mort).

N°2, la mère Françoise d’Assise (morte).

N° 3, Mme Marcelin, rentière, 10, rue Sainte-Marguerite (déménagée).

N° 4, le docteur Abel Lenoir. – Le docteur Samuel.

N° 5, Mme Davot, la supérieure et les dames de Bon-Secours.

N° 6, Divers – maître Deban – la concierge du n° 10 – Lancelot, aubergiste – Tourot, chiffonnier – Letanneur, etc.

Maître Léon Malevoy resta longtemps immobile, les yeux fixés sur cette série de numéros et de noms. Son regard exprimait une douloureuse lassitude. Il ne souleva aucune des enveloppes.

– J’ai cherché, murmura-t-il enfin; je sais tout ce qui se peut apprendre par le témoignage des vivants et des morts. J’ai combattu, j’ai prêté mon crédit, mon temps, mon argent, à cet homme énergique qui ne m’avait pas dit son secret: Lecoq est tombé foudroyé. L’association des Habits Noirs a disparu comme par enchantement et sans laisser de trace. Cela est ainsi, ou, du moins, cela semble être ainsi. Lecoq était la tête, le maître, le père! Lecoq est mort. Ses ténébreux soldats sont rentrés sous terre!

«Et pourtant, s’interrompit-il en posant sa main étendue sur la lettre d’invitation, le coup est parti de là, je le sens, je le sais, j’en suis sûr!

Sa tête désespérée s’inclina jusque sur sa poitrine, et d’un geste machinal il toucha le bouton d’un tiroir qui était à sa gauche, sous la table de son bureau. Le tiroir s’ouvrit à demi. Il le referma brusquement parce qu’on frappait avec discrétion à la porte de son cabinet.

– Entrez! fit le jeune notaire.

Urbain-Auguste Letanneur, maître clerc de l’étude Malevoy, ancien journaliste non entièrement converti, avait peu changé, depuis le soir où nous le vîmes, au cabaret de la Tour de Nesle, chez ce Lancelot, dont le nom était écrit, là, sur l’enveloppe du dossier n° 6. C’était encore un jeune homme, et sous la maturité qui venait à ce front rieur, quelques restes d’amour pour la bamboche perçaient. Il n’eût pas fallu plus d’un regard pour comprendre que ce cerveau, un peu téméraire, mais droit et nettement intelligent, n’avait rien de commun avec la forte tête du roi Comayrol, ni surtout avec la boîte à mielleuses coquineries qui surmontait le long cou du bon Jaffret.

Letanneur regardait franc, quoiqu’il y eût parfois sur son visage un voile d’inquiétude et de regret. C’était un travailleur qui n’avait pas cessé d’aimer le plaisir. Il avait changé sa vie le jour où Léon Malevoy, entrant en maître dans l’étude, avait dit à ses anciens camarades:

– Messieurs, je vous donne deux mois d’appointements et la clef des champs.

Il avait changé de vie, parce que Malevoy, le gardant à part, avait ajouté:

– Toi, tu es un brave garçon. Reste, mais sois sage! Letanneur, principal employé de l’étude depuis plusieurs années, avait voué à Léon un dévouement sincère; néanmoins, on ne pouvait pas dire qu’ils fussent amis dans toute la force du mot. Léon avait des secrets pour son maître clerc, et Letanneur ne s’était jamais déterminé à une confession générale.

L’idée d’être un dénonciateur lui fermait la bouche depuis dix ans. Ceci n’étonnera personne parmi ceux qui connaissent le point d’honneur parisien.

Letanneur était un vieux gamin de Paris.

– Patron, dit-il en entrant, les clercs sont partis. Avez-vous quelque chose à me commander avant la fermeture de l’étude?

– J’ai quelque chose à te demander, répliqua maître Malevoy. Avance.

Letanneur fit quelques pas dans l’intérieur du cabinet. Léon reprit:

– Reconnaîtrais-tu bien ce garçon avec qui je devais me battre, le matin du mercredi des Cendres, en l’année 1832?

– Il est mort, prononça tout bas Letanneur, qui devint très pâle.

– Le reconnaîtrais-tu, s’il vivait?

– Je ne l’ai vu qu’un instant, répondit le maître clerc, quand il était couché sous le réverbère. Mais ceux qu’on voit ainsi restent dans la mémoire. Oui, je crois bien que je le reconnaîtrais.

Léon resta un instant pensif, puis il dit:

– C’est bien!

Et il fit un geste qui donnait congé à son maître clerc. Celui-ci ne bougea pas. Léon ajouta:

– Cela suffit. Tu peux t’en aller.

– L’homme de la comtesse est venu, dit Letanneur en baissant la voix comme malgré lui: le vicomte Annibal Gioja.

Léon resta silencieux, mais ses sourcils se froncèrent. La maître clerc continua:

– Mme la comtesse est une dangereuse ennemie.

– C’est bien, prononça pour la seconde fois Léon.

– Il y a aussi les deux clercs nouveaux, continua Letanneur, et le nouveau domestique…

Maître Malevoy rougit.

– As-tu à t’en plaindre? fit-il.

– Les deux clercs ne veulent pas travailler, et le domestique ne veut pas servir. Ils disent qu’ils n’ont pas d’ordre à recevoir de moi.

Pour la troisième fois, Léon répéta, mais d’une voix sourde et profondément altérée:

– C’est bien!

– Patron, reprit le maître clerc, qui hésitait grandement, je me trouve connaître un fait que vous ignorez peut-être. Dès le temps de maître Deban, il y avait des personnes intéressées à posséder certaines pièces, faisant partie du dossier de la famille de Clare…

– Les papiers de la famille de Clare sont intacts, l’interrompit sèchement maître Malevoy.

– Tant mieux, patron, car demain, à onze heures du matin, communication vous en sera demandée.

Léon le regarda en face. Letanneur poursuivit d’une voix émue:

– Monsieur de Malevoy, vous venez de me rappeler une époque où vous aviez quelque amitié pour moi, puisque vous me choisissiez pour votre témoin dans un duel…

– Après? fit le jeune notaire avec impatience.

– Écoutez, Léon… commença le maître clerc. Il se reprit pour dire:

– Écoutez, Monsieur de Malevoy! Il est impossible que vous n’ayez pas besoin d’aide à l’heure où nous sommes!

Léon se redressa et garda le silence.

– Monsieur de Malevoy, continua Letanneur d’un ton presque suppliant, vous avez été bon pour moi. Vous n’ignoriez pas mes liaisons avec ceux que vous avez chassés et vous m’avez gardé chez vous. J’étais un homme entraîné, je n’étais pas un homme perdu: vous comprîtes cela, vous qui aviez si peu d’âge… et, depuis ce temps-là, je suis à vous corps et âme, Monsieur de Malevoy!