– Je n’ai pas eu lieu de regretter ce que j’ai fait, répliqua le jeune notaire qui détourna les yeux.
– On penserait que vous n’en êtes pas bien sûr, dit Letanneur avec amertume. Vous n’avez pas confiance en moi.
Il fit un pas vers Léon et ajouta:
– Je vous ai servi fidèlement, je le jure! Il n’y avait point de mérite à cela… Mais il y avait du danger.
L’œil perçant de Malevoy se releva sur lui.
– Si vous eussiez eu confiance, poursuivit le maître clerc, si vous m’aviez interrogé avec de bonnes paroles, je vous aurais avoué depuis bien longtemps ce qui fait ma peine. Il y a dans ma vie six semaines, deux mois peut-être, que je voudrais retrancher au prix de tout mon sang…
Léon lui tendit la main en souriant avec fatigue.
– Tu as été sollicité, dit-il, menacé peut-être, depuis lors…
– Obsédé, attaqué, blessé deux fois! murmura Letanneur.
– Ah!… fit le jeune notaire.
Le mot qu’il allait prononcer s’arrêta sur ses lèvres.
– Tu n’as pas porté plainte en justice, dit-il, donc quelque chose t’arrête et tu ne peux rien.
– Pour moi, c’est vrai, prononça tout bas Letanneur, mais pour vous…
Léon retira sa main.
– Tu aimes ma sœur, murmura-t-il, tu es un fou!
Comme le rouge montait aux joues de Letanneur, Léon acheva d’un ton doux et affectueux:
– Tu n’es pas seul à souffrir. Tout ce que tu pourrais me dire, je le sais. Laisse-moi, et ne me garde pas rancune.
Le maître clerc se retira sans ajouter une parole. Malevoy mit sa tête entre ses deux mains, dès que la porte se fut refermée.
– Oui, pensa-t-il tout haut après un long silence, je sais tout, ou, du moins, je crois tout savoir, et cela ne me sert à rien! Et il ne me servirait à rien d’en savoir davantage! L’heure vient. Je la sens approcher. Ces gens resserrent le cercle autour de moi, le cercle sans issue. Il ne me convient pas de fuir: je n’ai pas d’armes pour combattre…
– Pas d’armes! répéta-t-il avec une étrange expression d’égarement dans les yeux.
Sa main toucha de nouveau et comme malgré lui le bouton du tiroir qui s’ouvrait sous la tablette de son bureau.
Sa main disparut dans le tiroir et ressortit, tenant une riche paire de pistolets de poche, en ivoire, incrusté d’émail.
– Cela ne vaut rien pour combattre, murmura-t-il en découvrant les capsules toutes neuves qui brillaient à la cheminée des pistolets, mais cela délivre.
Son œil fixe s’ouvrit tout rond, comme font, dit-on, les yeux de ceux que le vertige penche et attire au-dessus du vide.
Il tressaillit violemment et se recula. C’était le vide, en effet, qu’il voyait au-dessous de lui. Une contraction pénible agita les muscles de sa face tandis qu’il murmurait encore, répondant aux lugubres tentations de sa pensée:
– Non! oh! non! Rose resterait seule!
Un baiser effleura son front et une douce voix dit à son oreille:
– Merci, mon frère.
Il se retourna sans étonnement. Sur son visage bouleversé, le sourire luttait contre l’angoisse.
Rose de Malevoy était derrière lui, souriant aussi avec une tristesse profonde.
– Nous sommes donc bien malheureux! prononça-t-elle lentement en lui prenant les deux mains.
Son œil doux et vaillant dont la prunelle, d’un bleu obscur, semblait noire sous l’ombre de ses longs cils, était fixé sur les yeux de son frère. Dans les demi-ténèbres qui emplissaient cette vaste pièce, sa taille gracieuse, mais trop frêle, grandissait, amincie. Il y avait en elle quelque chose de ces visions qui passent, aux heures extrêmes où là destinée étend sa main pour secourir ou pour frapper.
Léon l’attira contre lui, et les deux bras de la jeune fille se nouèrent autour de son cou.
– Tu viens de l’hôtel de Clare, dit-il.
Rose avait son manteau de velours et ses fourrures.
– J’ai promis que nous irions, fit-elle au lieu de répondre et en pointant du doigt la lettre d’invitation qui restait ouverte sur la table.
Léon baissa la tête et murmura:
– Pour quoi faire?
Elle dépouilla son manteau d’un mouvement facile et charmant; elle ôta son chapeau, elle releva d’un tour de main sa coiffure affaissée. Léon la regardait attendri. Elle s’assit sur ses genoux comme un enfant.
– C’est aujourd’hui la fin de mes dix-neuf ans, dit-elle. Pourquoi n’as-tu pas laissé parler M. Letanneur?
– Tu étais là? interrogea Léon. Tu écoutais?
– J’arrivais comme tu disais: «Vous aimez ma sœur.» Es-tu bien sûr qu’il m’aime?
Léon jouait avec ses noirs cheveux qui se déroulaient en boucles splendides.
– Madame Letanneur! poursuivit-elle. Madame Urbain-Auguste Letanneur!
Malgré lui, Léon sourit.
– Moi, dit-elle, je ne ris pas. J’ai bien vieilli depuis hier. J’ai songé au couvent, comme tu as pensé à tes pistolets, mon frère. Le couvent sans vocation est aussi un suicide. Et puis tu resterais seul!
– En effet, pensa tout haut Léon. Depuis hier, petite sœur, te voilà bien changée!
Elle le regarda d’un œil sérieux.
– J’ai été bien longtemps une enfant, reprit-elle. Je faisais un beau rêve, peut-être. J’ai refusé la main d’un homme dont la recherche me rendait fière: un grand esprit et un grand cœur.
– Le docteur Abel Lenoir… murmura Léon.
– Oui, prononça lentement la jeune fille, et cela m’étonne d’avoir osé dire non au docteur Abel Lenoir. Nous ne devons repousser personne.
Elle leva la main de son frère jusqu’à ses lèvres, et, quoiqu’il fit résistance, elle y mit un baiser en disant:
– Je suis une femme maintenant. Tout ce que j’ai acquis, je te le dois. Tu me demandais pourquoi nous irions à l’hôtel de Clare, au bal, quand nos deux cœurs sont en deuil. Je te répondrai tout à l’heure. Auparavant il faut que je sache…
– Il faut! répéta Léon un peu scandalisé. Cela veut dire: je veux!
– Cela veut dire: je veux, répéta la jeune fille à son tour. Je veux savoir!
Et, pendant que leurs regards se croisaient, elle ajouta:
– Tu as dit à Letanneur: «Je sais tout.» J’ai besoin de savoir tout ce que tu sais. Il y a là-dedans une femme; les hommes ne peuvent pas combattre les femmes.
– Je ne songe plus à combattre, murmura le jeune notaire.
– C’est pour cela que me voici, prononça Rose d’une voix sourde et si résolue que Léon eut un mouvement au cœur. Je combattrai à ta place, mon frère.
– Pauvre sœur, dit-il, Dieu m’avait donné du courage. Si je suis désespéré c’est que tout est perdu.
Mlle de Malevoy fixa sur lui ses grands yeux qui brillaient d’un calme étrange.
– Tu n’es pas coupable, fit-elle, j’en jurerais sur mon salut!
– Demain, répliqua Léon, je passerai pour coupable.
– Demain est loin… si les titres étaient recouvrés cette nuit?
– Les titres, répéta Léon stupéfait. Qui donc t’a dit?…