– Je ne suis pas superstitieuse, fit Rose au lieu de répondre, mais certains souvenirs d’autrefois restent en moi comme des croyances vagues. J’ai été élevée dans le Morvan où les fantômes vont sur la lande, autour de l’eau qui dort. Nourrice-Nonor, ma pauvre vieille mère de lait, les avait vus bien souvent le long des grandes friches qui descendent des derniers sommets de la Côte-d ’Or vers le cours sombre de l’Arroux. Elle disait toujours: «Il y a des lieux qui sont fées.» Et elle contait l’histoire de la Croix-Malou, derrière laquelle chacun trouve son bonheur ou son malheur. Il est pour moi, à Paris, un lieu qui est fée, car, deux fois, j’y ai trouvé mon destin.
Elle s’arrêta. Léon ne l’interrogea point.
– Aujourd’hui, reprit-elle lentement, je suis retournée au cimetière du Montparnasse.
– Toute seule?
– Toute seule.
– Il était là?
– Oui… assis, non plus auprès de la pauvre tombe, mais dans l’enceinte qui entoure la grande sépulture des Clare. Il aime la princesse Nita d’Eppstein.
– Qui est donc cet homme? s’écria Léon brusquement. Tu ne me l’as jamais dit!
Un éclair renaissait dans ses yeux éteints. Rose l’embrassa.
– C’est cela, fit-elle. Éveille-toi, mon frère, fût-ce pour haïr!
– Qui est cet homme? répéta Malevoy. Moi aussi, je veux savoir!
Mlle de Malevoy ne répondit pas.
– Mon frère, dit-elle après un silence, de ce ton rassis et résolu qui inspirait à Léon tout ensemble de la crainte et un confus espoir, tu sais ce que j’ai besoin d’apprendre, et je connais ce que tu ignores peut-être. Tu as prononcé le mot: depuis hier je suis bien changée. On peut vieillir de dix ans en un seul jour. Ne me traite plus comme une enfant pour qui l’on pense et pour qui l’on agit. Je pense par moi-même; par moi-même, je veux agir. Je n’aimerai qu’une fois, et qui donc lui donnera une tendresse pareille à la mienne? J’ai le droit de combattre. Si je remporte la victoire, je gagnerais peut-être ton bonheur avec le mien – et le sien, car ma vie entière sera consacrée à le faire heureux.
– Mon bonheur! à moi! murmura Léon qui secoua la tête tristement.
Rose se leva et prit un siège à côté de lui, disant:
– Jusqu’à ce que tu m’aies expliqué clairement et complètement le cas où tu te trouves, nos paroles se croiseront sans se répondre. Après toi je parlerai. Maintenant, je t’écoute.
Le regard du jeune homme se porta avec une lassitude effrayée sur les papiers qui étaient devant lui.
– Ce sera long, fit-il en se parlant à lui-même. La jeune fille répliqua froidement:
– La nuit entière est à nous.
Léon rapprocha de lui le dossier qui portait pour suscription: «n° 2, la mère Françoise d’Assise (morte)», l’ouvrit, non sans une visible hésitation.
– Ma sœur, prononça-t-il avec gravité, je ne connais pas de cœur plus loyal que le tien. Ceci est le secret d’une famille, et, nous autres notaires, nous sommes des confesseurs. Tu es la rivale de la princesse d’Eppstein, pourrais-tu affirmer sous serment que, demain, tu ne seras pas son ennemie?
– Sous serment! répondit Rose. Je l’affirme! J’aime Nita comme si elle était ma sœur. Je jure que je l’aimerai toujours!
– Écoute donc, poursuivit Malevoy d’un ton solennel et presque menaçant. Si d’un malheureux qu’il est, certaines gens font jamais du fils de ton père un criminel, tu comprendras du moins pourquoi il meurt ou pourquoi il se venge!
XIII Raymond Clare-Fitz-Roy, duc de Clare
Un instant, Léon de Malevoy feuilleta le dossier de la mère Françoise d’Assise; puis il commença ainsi:
– Tu as connu Rolande de Clare, la religieuse de Bon-Secours, qui est morte à près de cent ans; tu as connu également le feu général duc Guillaume de Clare, père de la princesse d’Eppstein. Le drame que je vais te raconter eut quatre personnages: Rolande, Guillaume, Raymond, Thérèse.
«Le père de Nita, le duc Guillaume, était le fils cadet de William Fitz-Roy Jersey, duc de Clare, reconnu pair de France et cousin du roi par la déclaration de 1776, grand d’Espagne de première classe, et, malgré tout cela, maintenu par rescrits spéciaux de la reine Anne, aux peerages d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande, sous ses nombreux titres et qualités. La fortune de cette famille, dont le roi Jacques et le prétendant avaient proclamé l’origine quasi royale, était immense. Les biens d’Angleterre seulement auraient pu fournir plusieurs apanages de prince.
«William Fitz-Roy, compagnon et ami du second chevalier de Saint-Georges, Charles-Édouard, avait été mêlé dans sa jeunesse à toutes les entreprises ayant pour but de rétablir sur le trône d’Angleterre la race exilée des Stuarts. Ce fut un dissipateur double, jetant son or des deux mains aux conspirations et aux somptueuses folies de la cour française. Lorsque, dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, George III confisqua enfin ses biens d’Angleterre, on le regardait déjà comme aux trois quarts ruiné, quoiqu’il possédât encore un revenu évalué à plusieurs centaines de mille livres.
«Il était veuf, et sa cousine Rolande de Clare, qu’on appelait lady Stuart, tenait sa maison à Rome où il avait choisi sa résidence. On disait de celle-là qu’elle avait élevé ses regards très haut et que les rayons du soleil lui avaient brûlé le cœur; d’autres prétendaient qu’un mariage mystérieux la rapprochait de ce trône déchu qui était son berceau. À la mort de Charles-Édouard, le second prétendant, elle porta le deuil de veuve et ne le quitta que pour prendre le nom de sœur Françoise d’Assise et revêtir l’habit de religieuse qui devait être son linceul, après tant d’années de morne pénitence.
«Le duc William avait deux fils dont l’éducation se fit à Rome. L’aîné, Raymond, comte du Saint-Empire, en naissant, par don gracieux de Joseph II, son parrain, fut destiné à un grand état. On lui substitua tout ce qui restait des biens de France et d’Italie. Lady Rolande Stuart, sa marraine, acquit, en son nom, le château de la Nau-Fabas, en Dauphiné, qui touchait aux anciennes possessions de la famille et complétait un splendide domaine. Il devait être d’épée. Son frère puîné, Guillaume, fut réduit à la stricte portion des cadets de la noblesse anglaise. L’Église seule lui restait, avec la protection de son frère.
«Lady Rolande Stuart était une femme d’un haut caractère et d’un courage presque viril. Elle accomplit comme il faut ses fonctions de mère près des fils du vieux duc William, qui s’en allait diminuant et tombant.
«Lorsque vint la Révolution française, le vieux duc était mort; Raymond venait de recevoir son brevet de colonel; Guillaume allait entrer dans les ordres.
«C’étaient deux beaux jeunes gens. Ma sœur, tu as été à même trois fois d’apprécier l’admirable sang de cette race: tu as vu lady Rolande Stuart presque centenaire, tu as vu le duc Guillaume à soixante ans; tu voyais ce matin encore la princesse Nita, brillante de grâce et de jeunesse…
– Je ne connais rien de si beau qu’elle, murmura Rose, si ce n’est lui!
– Lady Stuart, poursuivit Léon de Malevoy, aimait tendrement ses neveux Raymond et Guillaume, mais sa préférence était pour Raymond, le jeune duc, cœur généreux, esprit hardi. Le besoin de son éducation militaire avait nécessité pour lui un séjour de deux années à Paris. Quand il revint, il était impossible de voir un plus parfait cavalier.