«Seulement lady Stuart découvrit en lui avec une profonde inquiétude des idées qui n’étaient point celles de ses pères. En ce temps-là, Paris n’enseignait déjà plus l’amour du passé. Le fils des chevaliers avait détaché un fruit de l’arbre de la science. Il rapportait de ce brûlant foyer parisien qui chauffe périodiquement l’enthousiasme du monde entier, la fièvre nouvelle; il était un homme de l’avenir.
«Cette grande date 1789 éclatait sur le monde. Les deux frères s’aimaient, et pourtant ils se dirent adieu, pour suivre deux routes opposées.
«Quelques années plus tard, lady Rolande Stuart, rentrée en France par la porte du danger, travaillait ardemment et au risque de sa vie au rétablissement du trône. Elle payait avec son sang cette hospitalité du château de Saint-Germain, maigre et presque honteuse, que les Bourbons avaient donnée jadis comme une aumône à Stuart dépossédé. Guillaume, laissant là le surplis, combattait à l’armée de Condé. Raymond, le duc, était simple sergent à Sambre-et-Meuse, malgré son brevet de colonel.
«On vit cela souvent à cette époque tempétueuse.
«La tempête se calma au-dedans, portée au-dehors par les gloires de l’Empire. En 1814, il y avait un général duc de Clare qui commandait une division à Montmiraiclass="underline" c’était Raymond, tandis qu’un autre général de Clare attendait près du roi Louis XVIII, à Hartwelclass="underline" c’était Guillaume.
«L’abdication de Fontainebleau brisa l’épée de Raymond et rouvrit à Guillaume les portes de la patrie.
«Il y avait de longues années que les deux frères ne s’étaient rencontrés.
«Tout ce que je viens de te dire, ma sœur, est la préface indispensable du récit de la mère Françoise d’Assise. Voici maintenant le récit.
«Le 6 avril 1814, un mois environ après le retour de l’empereur, nous trouvons le général duc Raymond de Clare à son château de la Nau-Fabas, situé à peu de distance de la frontière de Savoie, en la paroisse de Pontcharra. Une blessure grave, reçue au début même de la campagne des Cent-Jours, le retenait loin des champs de bataille où se jouait le va-tout de l’empire.
«C’était un soir. Il y avait de l’orage dans la montagne, et l’on entendait parfois au loin des coups de feu, mêlés aux échos du tonnerre, car la gendarmerie de Grenoble poursuivait un corps de royalistes dans les gorges qui sont en avant de Cheylas.
«Raymond, demi-couché sur une chaise longue, avait les mains dans celles de la jeune duchesse de Clare, sa femme, et regardait jouer sur le tapis un chérubin de deux ou trois ans, qui était son fils Roland.
«Le général était jeune encore, et très beau; j’ai vu son portrait, peint vers ce temps-là, entre les mains de la mère Françoise d’Assise.
Il avait épousé par amour, quatre ans auparavant, une fille de petite noblesse, en ce même pays dauphinois. Sa femme était presque une enfant, par l’âge, et plus encore par l’ignorance du monde, car elle n’avait jamais quitté sa famille, habitant la partie la plus retirée du val de Graisivaudan. Elle adorait son mari comme un dieu. La mère Françoise d’Assise, en parlant d’elle, après tant d’années écoulées, avait les larmes aux yeux, ces yeux austères que le martyre n’aurait point mouillés. Elle disait souvent: «Thérèse était bonne et belle comme les anges.»
– Thérèse! murmura Mlle de Malevoy. Est-ce donc le nom qui manque à cette pauvre tombe?…
– Deux fois, continua Léon: la première fois, à l’occasion de son mariage, la seconde fois, pour la naissance de son fils, le général duc Raymond de Clare avait renoué correspondance avec sa famille. La première réponse qu’il reçut était signée Guillaume. Elle ne manquait pas de tendresse, mais elle désapprouvait ce que le général royaliste appelait une mésalliance.
«La seconde lettre était de lady Rolande Stuart. Sous le style rigide de celle-là, on sentait battre un cœur de mère. Lady Stuart demandait à être la marraine de l’enfant.
«L’enfant fut nommé Roland, du nom de lady Stuart.
«Ce soir dont je te parle, ma sœur, quelques minutes avant l’heure du souper, un domestique entra dans la chambre du général, disant qu’une vieille paysanne et un paysan, tous deux étrangers à la contrée, demandaient l’hospitalité. C’était chose tellement simple que Raymond s’étonna d’être dérangé pour si peu: sa maison était ouverte à tout le monde.
«Mais le domestique ajouta:
«- Le paysan et la paysanne ont exigé que leurs noms fussent dits à M. le duc. Le paysan s’appelle Guillaume, et la paysanne Rolande.
«Raymond oublia sa blessure et se leva tout droit.
«L’instant d’après, les deux frères étaient dans les bras l’un de l’autre, et le petit Roland, étonné, jouait sur les genoux d’une grande femme à cheveux gris qui lui disait:
«- Aime-moi bien, enfant chéri, je suis ta tante et ta marraine.»
«Guillaume de Clare, fugitif et cherchant à gagner le Piémont par la Savoie, avait trouvé, cette nuit, les routes barrées de tous côtés. Il était blessé, lui aussi. Ce n’était pas au hasard qu’il avait frappé à la porte de Raymond.
«Je répète que les deux frères s’aimaient; j’ajoute que chacun d’eux avait un noble cœur, Guillaume trouva un abri sûr au château de la Nau-Fabas que la présence de Raymond transformait en un sanctuaire pour les serviteurs du gouvernement impérial. Ce furent quelques semaines heureuses. La blessure du général royaliste était légère, celle de Raymond allait se guérissant.
«Thérèse, la jeune duchesse de Clare, avait conquis du premier coup la tendresse de lady Stuart. Je ne sais pas si elle eût brillé dans un salon de notre faubourg Saint-Germain, et je ne dis pas non; car la simplicité, cette grâce souveraine, est partout à sa place; mais ici, dans son rôle de châtelaine hospitalière, Thérèse était adorable, au point de trouver grâce devant son beau-frère lui-même. Le courtisan d’Hartwell ne pouvait s’empêcher d’admirer et d’aimer cette suave créature, douce et fière comme une image de la Vierge avec son enfant dans ses bras.
«Mais celles qui sentent vivement gardent longtemps le souvenir de la première impression reçue. Thérèse se souvenait du premier regard de Guillaume, quand il était entré avec sa veste de paysan. Ce regard lui avait mis du froid dans le cœur. Thérèse respectait Guillaume, le frère de son bien-aimé mari; elle était pour lui empressée, prévenante et tendre, mais elle avait de lui une vague frayeur.
«Raymond était plus soldat, Guillaume plus grand seigneur; l’aspect du général royaliste était comme une voix muette qui reprochait à Thérèse son éducation villageoise et son humble origine.
«Là-bas, dans ces montagnes du Dauphiné, le sang est chaud, les têtes sont dures. La passion politique s’y allume vivement et s’éteint avec peine. Depuis le retour de Napoléon, une sourde fermentation régnait: deux révolutions successives en l’espace de quelques mois avaient donné un furieux aliment aux rancunes particulières.
«Vers le milieu du second mois des Cent-Jours, des bandes armées commencèrent à paraître; troupes de brigands selon les uns, selon les autres, avant-garde d’un bataillon fidèle; en politique, les choses sont sujettes ainsi à être baptisées deux fois. Il y eut d’abord des engagements de village à village, puis on entendit parler de gendarmes tués à l’affût dans les gorges, et un détachement de recrues, marchant nuitamment pour gagner les Hautes-Alpes, fut presque entièrement détruit, sur la rive gauche de l’Isère, à la fin d’avril.